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Episodes 140 à 144 du « Journal d’un copiste » de François Szabowski

Suite de la publication en feuilleton du « Journal d’un copiste » de François Szabowski, dont les 180 premiers épisodes ont été édités par les Editions Aux forges de Vulcain sous le titre de « Les femmes n’aiment pas les hommes qui boivent ».

[Chaque lundi, retrouvez cinq nouveaux épisodes du Journal d’un copiste de François Szabowski, dont les 180 premiers épisodes sont rassemblés dans Les femmes n’aiment pas les hommes qui boivent, disponible ici.]

140. L’essentiel, dans la vie, c’est de continuer à vivre

La discussion que j’ai eue l’autre jour avec Clémence dans la salle de bains au sujet du ménage m’a glacé le sang. Je n’ai eu d’autre choix, cependant, que de passer le week-end à ranger l’appartement de fond en comble, pendant que Clémence se reposait dans le lit en épluchant des dossiers, et je n’ai pas eu une seule seconde à moi pour travailler, ou ne serait-ce que réfléchir au roman. La journée du lundi s’est, elle, dilapidée en ménage encore, courses et travaux de bricolage, et le soir je gisais exténué à même le sol quand Clémence, à son retour du travail, est venue me féliciter en découvrant l’appartement dans un état de propreté immaculée, et doté qui plus est de nombreuses étagères remplies des victuailles que jusque-là nous entreposions sur le sol et dans le placard des toilettes. J’ai accueilli ses témoignages de reconnaissance d’un œil noir, puis, après un petit somme, je me suis relevé pour préparer le repas, et une demi-heure à peine après avoir terminé la vaisselle et passé un dernier coup de serpillère sur le lino, j’étais déjà au lit à dormir d’un sommeil de plomb, pendant que Clémence écoutait en sourdine un vieux film de Louis de Funès en riant aux éclats.
C’est un fait psychologique connu que les individus malades ayant besoin de soins dissimulent leur véritable caractère pour s’assurer l’aide d’autrui, et que ce n’est que depuis que Clémence s’est rétablie de sa dépression qu’elle dévoile enfin son vrai visage de potentat sans cœur. Il n’y a rien là de bien surprenant malheureusement, et plutôt que de me morfondre, je dois avant tout penser à trouver des solutions pratiques pour réussir, envers et contre tout, à atteindre le bonheur. Cette question de l’esclavagisme domestique auquel me contraint Clémence pose en effet un problème crucial, car le métier d’écrivain exige déjà une somme d’efforts considérables, de longues journées de travail ininterrompu, et si je dois être amené à m’occuper désormais des tâches du ménage, des courses et de l’entretien du logement, je ne sais pas sincèrement où je trouverai encore le temps d’écrire un roman. Me faudra-t-il travailler la nuit, comme à l’époque du CIRMEP ? Écrire en passant la serpillère ? Repasser le stylo à la main ? Acheter un dictaphone ? Embaucher un scribe au noir et lui dicter mes romans tout en plantant des clous ?
Je ne sais pas.
Il faut avant tout que je garde mon calme, et que je réfléchisse.

141. On ne pêche bien qu’en eaux troubles

Je me suis levé ce matin dans un état de fatigue alarmant, et j’ai eu beau m’installer à mon bureau dès l’aube, je dois avouer que j’ai fait intellectuellement du surplace. L’âme en peine, je me suis rendu en milieu de matinée dans le square derrière la gare où j’ai retrouvé Jules. Il venait de terminer ses exercices spirituels et nous avons sorti nos boissons. Nous avons parlé d’art, évidemment, partageant nos expériences et nos visions, et cela m’a fait un bien fou de discuter avec un pair. Il a l’air beaucoup plus expérimenté que moi dans le métier d’artiste, mais la bière facilite les échanges intellectuels et je me sentais à l’aise. Je lui ai parlé de la façon dont j’envisageais le métier d’écrivain, à l’aune de ma formation de copiste, mon refus des mensonges et des inventions, et mon souci de coller à la vérité authentique contenue dans notre cerveau par l’intermédiaire de la mémoire, et des problèmes actuels que je rencontrais avec l’écriture du second roman, où la mémoire, justement, me faisait défaut. Il a paru très surpris, et admiratif, que j’aie pu bâtir un roman à partir de l’histoire de cette journée que j’avais passée avec mes parents dans leur pavillon pour un repas de famille – encore plus qu’un éditeur se soit montré désireux de le publier – et m’a posé plusieurs questions sur mes influences. J’ai froncé les sourcils, et il m’a demandé, en précisant sa pensée, quelles lectures m’avaient influencé, quels auteurs, et j’étais bien en peine de lui répondre car de fait il ne me semblait pas avoir lu un livre en entier depuis l’époque du collège, et j’ai mentionné Zola, Victor Hugo, et Lamartine, sur lequel, je me souviens, j’avais fait un exposé. Il m’a demandé, interloqué, si je n’avais pas lu autre chose et il m’a cité plusieurs écrivains obscurs dont je n’avais jamais entendu parler. Je ne voulais pas être en reste, bien sûr, et trahir sa confiance, aussi j’ai dû admettre que je les avais lus, cela allait de soit, mais que je ne m’en souvenais absolument pas et j’ai rebondi sur ce problème de la mémoire, justement, qui me faisait défaut de plus en plus et me bloquait, littéralement, pour l’écriture de mon nouveau roman. Ma confession l’a rendu songeur, et il m’a dit qu’il n’était jamais facile de reprendre l’écriture après un premier roman, mais qu’à vrai dire mon rapport à la mémoire rendait, d’après lui, mon cas assez intrigant. Notamment ce fait, absolument incroyable, que j’avais oublié tous ces livres, que j’avais pourtant lus, et qui certainement avaient dû me marquer. Je lui ai dit que c’était vrai, que c’était fou, qu’il me restait peut-être une ou deux images, comme ça, une vague atmosphère, mais j’étais incapable de raconter de quoi parlait le livre. Si on me demandait, comme à l’école, de retranscrire sur une feuille de papier toute la somme de souvenirs qu’il me restait du livre, il n’y aurait même pas eu de quoi remplir une page ! C’était incompréhensible. Et c’était même ce que je faisais ! Je me battais, je luttais pied à pied contre l’oubli, régulièrement, en m’efforçant, stylo à la main, de me souvenir de ces livres que j’avais lus, je jetais sur la feuille dont ce dont je me souvenais, scènes, ambiances, personnages, je triturais dans un sens puis dans l’autre pour me souvenir, je me torturais et j’essayais même, à partir de ces morceaux épars, de rebâtir une histoire ! mais c’était en vain, les textes s’accumulaient dans mon bureau et la mémoire, elle, ne revenait pas, j’avais peut-être une maladie et en tous cas, comme il pouvait le voir, cela m’handicapait, me ralentissait dans mon travail, et m’avait empêché, pour l’instant, de percer. Jules a hoché la tête en silence, soudain absorbé, puis, tout en me tendant une autre bière, il m’a dit, les yeux plissés, qu’il aurait été très curieux de pouvoir lire ces petits textes que j’écrivais à partir de mes souvenirs, pour lutter contre l’oubli, et qui, lui avais-je dit, s’accumulaient dans ma chambre. Je lui ai répondu, écarlate, que ce n’étaient que de petites scènes, des petits tableaux, comme ça, des gribouillages en quelque sorte, et qu’en réalité ça n’avait pas le moindre intérêt pour un tiers. Mais Jules a remué la tête avec ostentation et m’a répondu que ce n’était pas si banal que ça, et qu’à son avis c’était là un travail très intéressant sur le rapport entre mémoire et lecture. Il avait hâte de le lire, et il a ajouté qu’il connaissait en outre les rédacteurs d’une revue qui étaient à la recherche de nouveaux auteurs et de textes courts, et que mes textes peut-être pourraient les intéresser. Il m’a demandé si je pourrais lui en amener quelques-uns, je lui ai répondu Bien sûr et que ça ne posait aucun problème, j’allais malheureusement être très occupé dans les jours qui viennent, ce ne serait pas avant lundi ? il a agité les mains en signe d’acquiescement, il avait l’air très content et j’avais très chaud, il était tard à vrai dire et nos bières étaient vides, nous nous sommes souhaité une bonne journée, et j’ai filé tout de suite à l’appartement pour prendre une douche et faire un peu le point.

142. Le travail intellectuel est un sport de l’extrême

Ces deux dernières semaines, depuis mon arrivée à Paris, furent des temps obscurs, confus, j’en ai conscience, pleins de fausses pistes et d’agitation vaine, et s’apparentent pour moi à une période de chaos. J’ai l’impression d’avoir perdu le fil, tout part dans tous les sens et j’ai du mal à m’y retrouver. J’ai besoin, décidément, de me remettre au travail, je le sens. Bien sûr, le projet dont m’a parlé Jules, consistant à écrire des textes courts à partir de mes lectures, qu’il se proposerait ensuite de publier dans une revue, est très problématique, puisque nous nous sommes mal compris et que non seulement je n’ai pas encore écrit ces textes, mais en outre je n’ai en réalité lu aucun livre depuis vingt ans – le volume total de mes lectures doit s’élever tout au plus à sept ou huit livres, en incluant Blanche Neige et les sept nains, mon premier livre, que mes parents m’avaient offert pour mes onze ans dans un album Mickey, et La légion saute sur Kolwezi que me lisait mon voisin Jean quand nous allions dans la forêt. Mais, aussi périlleuse soit-elle, il s’agit là d’une offre d’emploi, et il est hors de question pour moi, évidemment, de refuser cette proposition. Il s’agirait de plus de textes courts, et comme mon temps m’est compté depuis que Clémence m’a transformé en esclave domestique, c’est à vrai dire une formule idéale, puisque l’écriture de ces textes pourra aisément s’intercaler entre les tâches ménagères. Je me suis donc rendu aujourd’hui à la bibliothèque de mon quartier et j’ai demandé conseil au bibliothécaire pour orienter mes lectures, car il va de soi que comme je ne suis pas un menteur, je vais devoir d’abord lire ces livres, puis les oublier, avant de pouvoir me lancer dans la rédaction. J’ai expliqué au jeune homme taciturne de l’accueil, qui m’écoutait les yeux grand ouverts, que j’avais besoin qu’il m’indique des livres pour adultes qui faisaient partie des classiques du genre de la littérature de roman, et qui en même temps devaient être modernes et populaires tout en étant pointus, ses yeux ont roulé dans leurs orbites le temps d’un silence, puis il a sorti des rayons une dizaine de grands livres que j’ai emportés dans un sac à dos et que j’ai posés en pile dans mon bureau à côté de ma table. Je les ai triés par ordre alphabétique et je me suis mis immédiatement au travail, en m’efforçant de ne pas m’arrêter aux détails et de lire le plus vite possible, afin d’emmagasiner en moi le maximum de littérature dans le peu de temps qui m’était imparti. Mon rythme cardiaque s’accélérait et la sueur ruisselait sur mes joues mais la lecture avançait bien, à la fin de la journée j’avais lu quatre livres, et on peut dire que c’était du beau travail, puisque, quelques heures plus tard, j’avais déjà du mal à me souvenir de quoi ils parlaient – lire les mots les uns à la suite des autres prenait suffisamment de temps comme ça, et je n’avais pas toujours eu le temps de former des images dans ma tête au fur et à mesure de la lecture ; il fallait que j’aille vite. J’ai dû m’interrompre malheureusement à 17h, j’ai passé deux heures à astiquer les poignées de portes et les plinthes avant de préparer le repas, et quand Clémence à 20h à son retour a découvert émerveillée un plat fumant de lentilles sur la table de la cuisine, il y a longtemps que je dormais, épuisé, le chat Roger blotti entre mes jambes.

143. La vie est un devoir

Je suis revenu de la laverie à 8h45 et je me suis lancé aussitôt dans le travail d’écriture. Ma technique de lecture, comme je l’ai dit hier, est très au point car j’ai vraiment eu du mal à me souvenir de quoi parlait le livre. J’ai dû relire la quatrième de couverture, parcourir les pages au hasard à la recherche d’un passage qui ferait tout à coup remonter un souvenir plus vif, je relisais aussi une phrase par-ci par-là, et peu à peu, en regroupant tous ces indices, une image plus complète a fini par se former dans mon cerveau. Je voyais bien l’héroïne qui s’était apprêtée pour la grande soirée, et elle avait une discussion avec un militaire avec qui elle était liée il me semble, et qui était très élégant lui aussi. Je ne me souvenais plus des tenants et des aboutissants bien entendu, mais il me semblait bien qu’il y avait eu un moment comme ça, dans une sorte de grande chambre (c’était un récit du temps passé, avec des lustres et des longues robes, etc.), où les deux personnages avaient eu une discussion, et si je ne savais plus sur quoi elle portait je voyais bien à peu près de quoi il était question entre les deux, et j’avais largement de quoi écrire une petite page. Les mots que je mettais dans leur bouche n’étaient pas exacts évidemment car il ne s’agissait pas de copier le texte d’origine ! mais seulement le souvenir que j’en avais conservé, et je dois dire qu’au bout d’une heure j’ai abouti à une scène de presque une page (en sautant des lignes pour gagner du volume) dont j’étais très content, et qui était très fidèle à l’image qui m’était restée de ce moment de l’histoire qu’avait décrit l’auteur dans son livre. J’étais fier de moi et je bouillonnais, heureux de me plonger à nouveau dans le travail et de mettre mes compétences de copiste au service d’une tâche à accomplir. Je regardais par la fenêtre les passants qui se pressaient dans le froid sur le chemin de leur travail et je me sentais à nouveau appartenir à cette grande famille des travailleurs, qui prouvent chaque jour, l’échine solide, qu’ils ne sont pas des larves et qu’ils méritent de porter le nom d’homme. J’étais sur une bonne dynamique, et, à la fin de la journée, après avoir entre-temps récuré la baignoire, décapé le four, battu les tapis dans la cour et passé un coup d’éponge sur le plafond, j’avais déjà écrit cinq autres textes. Clémence est rentrée excitée comme une puce parce que son chef avait décidé de lui confier le dossier des aspirateurs Pluchard et cela voulait dire qu’on lui faisait confiance, nous sommes allés fêter nos réussites respectives au restaurant indien en bas de chez nous et l’humeur était gaie, l’humeur était belle, nous nous sommes endormis dans les bras l’un de l’autre, un sourire de bien-être accroché au visage.

144. Les plus belles histoires reposent toujours sur des malentendus

Je suis retourné voir Jules dans le square ce matin, et j’étais de si bonne humeur que j’ai essayé de l’accompagner dans ses exercices spirituels, en vain, car la chose demande une patience folle que je n’ai guère pour cela et je suis rapidement reparti m’asseoir, mes deux bières à la main, le temps qu’il finisse ses mouvements d’ouverture de l’âme. Je lui ai donné ensuite, impatient, les textes que j’avais écrits ces derniers jours, et il m’a dit, après une lecture attentive, qu’ils étaient très bien et qu’il trouvait très drôle le choix de l’échantillon que je lui avais apporté : Barbara Cartland, Anny Duperey, Jean d’Ormesson, Sim, Christian Signol, tout cela l’a fait beaucoup rire, même s’il m’a dit qu’il avait beaucoup de respect pour ce dernier, qui était un ami de son père. Il a hoché la tête un long moment, puis il m’a dit que c’était fascinant, parce qu’on ne reconnaissait pas du tout Barbara Cartland. C’était bien sûr son univers, mais traité d’une si étrange façon et j’ai voulu aussitôt protester parce que je trouvais au contraire que j’avais été particulièrement fidèle au souvenir que j’en avais et que jamais je n’aurais voulu trahir ni altérer quoi que ce soit, mais il m’a répondu très vite que c’était ça au contraire qui était intéressant. Il m’a dit que les responsables de la revue seraient eux aussi enthousiasmés, mais que, à son avis, et il a marqué une hésitation, il valait mieux que, parmi les textes dont je disposais, je choisisse peut-être ceux avec lesquels je n’étais pas dans un rapport de distance ironique, mais des livres, ou des auteurs que j’aurais vraiment admirés. Je lui ai rétorqué, inquiet car diable je sentais qu’il allait falloir tout reprendre à zéro, qu’il se trompait et que j’admirais beaucoup les livres dont ces textes étaient tirés, mais il m’a répondu en riant qu’il y en avait peut-être d’autres, je me suis mis à balbutier et j’ai fini par lui demander, gêné, s’il ne pouvait pas me donner des exemples. Il a haussé les sourcils et je lui ai expliqué en riant qu’à cause de mes problèmes de mémoire, je ne me souvenais plus parmi tout le fatras de textes qui traînaient dans mon bureau, lesquels m’avaient plu ou déplu, pour moi c’était du pareil au même, et que, peut-être, s’il me donnait quelques exemples, cela me reviendrait en tête ou en tous cas m’aiderait à faire le tri, je ne savais pas, il a éclaté de rire à son tour et m’a donné, hilare, toute une série de titres, assortis du nom des auteurs, que je notais au fur et à mesure sur mon cahier, en lui demandant de m’épeler les noms étrangers, parce qu’ils étaient assez nombreux et que, lui ai-je avoué en rougissant, je ne parlais que le français. J’ai relu attentivement la liste, et je lui ai dit, tout en tapotant pensivement mon manche à balai contre le sol, qu’effectivement certains noms me revenaient maintenant, petit à petit, et que ce problème de mémoire était vraiment complètement dément. Il a éclaté de rire à nouveau et nous avons trinqué gaiement, nos lèvres étaient luisantes de bière, je me suis mis à entonner des chansons de mon pays d’une voix de fausset et je voyais aux yeux grand ouverts qu’il avait en me regardant, moi, mon cahier, mon balai, que Jules avait pour moi beaucoup de respect et qu’une amitié solide était en train de naître.

A SUIVRE…