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Claire Duvivier, autrice et éditrice

Alors qu’approche la sortie, le 6 octobre 2023, de L’Armée fantoche, troisième et dernier tome de sa trilogie Capitale du Nord, inscrite dans le cycle de la Tour de garde, Claire Duvivier nous parle de son travail d’autrice, et d’éditrice.

Cet entretien est la transcription d’un entretien audio, qui ouvre la quatrième saison du podcast des forges. Si vous désirez écouter cet enregistrement, il suffit de cliquer ici.

Le portrait de Claire Duvivier est l’oeuvre de José Canavate Comellas.

David Meulemans Bonjour, nous sommes le 24 août 2023. Je suis David Meulemans, éditeur aux éditions Aux forges de Vulcain et aujourd’hui je reçois Claire Duvivier qui est autrice, aux éditions Aux forges de Vulcain, notamment d’Un long voyage, sorti en 2020, et particulièrement repéré, qui est devenu une sorte de petit classique contemporain, et aussi de la trilogie Capitale du Nord du cycle de la Tour de Garde, dont le troisième volume, L’Armée fantoche, sort le 6 octobre 2023. Claire est aussi éditrice aux éditions Asphalte qu’elle a cofondées avec Estelle Durand il y a treize ans et qui publient de la littérature générale, un peu de polar, des littératures urbaines, des littératures noires, avec une passion pour la ville, mais pas que. Alors, une des grandes romancières du XXe siècle qui était aussi éditrice, c’est Toni Morrison. Et Toni Morrison un jour s’est dit, à presque 40 ans, « J’ai beaucoup édité, ça m’a beaucoup appris, mais je n’ai plus envie de m’occuper des œuvres des autres, je vais m’occuper de ma propre œuvre. » Et elle a commencé à écrire. Toi, Claire, tu as attendu longtemps avant de publier, mais tu continues à être éditrice. Je pense que tu y trouves encore beaucoup de plaisir. Comment tu articules ces deux activités ? Qu’est-ce qu’elles t’apportent, l’une et l’autre ?

Claire Duvivier Effectivement, le parallèle entre les deux parcours s’arrête là. C’est qu’effectivement, moi, je n’ai jamais cessé d’avoir envie de travailler sur les textes des autres. C’est quelque chose qui me passionne. C’est mon métier passion. C’est quelque chose dont je me nourris aussi. Pas tellement en termes d’inspiration, mais en termes spirituels, on va dire pour parler très largement. C’est d’avoir le plaisir de découvrir comment chaque auteur travaille, quelle est sa méthode, quelle est sa façon d’avancer dans son texte, de restructurer son texte, de le retravailler, de le régler d’une certaine manière. Moi, c’est ce que je trouve le plus intéressant dans le travail d’éditeur, c’est de voir à quel point ces trajectoires et ces façons de travailler sont communes et distinctes à la fois. Moi, je trouve ça vraiment passionnant. C’est ce qui rend le métier si intéressant. On sent qu’on n’est pas dans du travail à la chaîne, concrètement. Donc oui, c’est vraiment quelque chose qui me nourrit. Je ne pense pas… Après, il ne faut jamais dire jamais. Je ne me vois pas ne faire qu’écrire en fait, d’en faire mon activité unique. J ‘aurai toujours besoin d’avoir des activités complémentaires qui puissent un peu dialoguer les unes avec les autres. Et effectivement, écrire et éditer, pour moi, ça va très bien ensemble.

DM Mais je pense que régulièrement, on a des auditeurs auditrices qui nous découvrent. Donc peut être que vous qui nous écoutez, c’est la première fois que vous nous écoutez, que vous entendez nos voix, que vous nous entendez parler de nos maisons et peut être même que vous entendez parler des coulisses de l’écriture et de l’édition. Il faut voir que la plupart des écrivains ne vivent pas de leur plume et que même moi, en tant qu’éditeur, je me dis que le risque de vivre de sa plume, ça peut être une forme d’assèchement existentiel, parfois. C’est peut-être la raison pour laquelle parfois, on a trop de romans, ou quelques romans, et ce « quelque » est déjà un « trop », qui parlent d’édition, qui parlent trop d’écriture. Et à l’inverse, moi, je suis toujours frappé de voir que beaucoup d’écrivains, entre deux romans, ont besoin de vivre des choses, ont besoin d’un peu de temps, ont besoin d’expérience, ont besoin d’un métier qui va les nourrir, même si leur métier n’apparaît pas explicitement, c’est à dire qu’il n’y a pas de personnage d’éditeur, dans tes romans, ou d’éditrice. Je n’ai pas le souvenir de… Voilà. Et même quand il peut y avoir une réflexion sur l’écriture, elle est faite de manière assez discrète et élégante. Donc on ne rentre pas dans ce type de détails.

CD Mon activité d’écriture et mon activité professionnelle sont suffisamment proches. Je ne veux pas en plus parler d’édition dans mon écriture. Là, je pense qu’on serait un petit peu trop en milieu clos. Donc au contraire, j’ai plutôt envie d’avoir des ouvertures vers d’autres types de récits, d’autres types d’intrigues et sortir un peu justement de ce côté qui peut être un peu cliché, je veux dire, les personnes qui travaillent dans le monde du livre écrivent sur le monde du livre. Je ne dis pas que ça ne va pas mener à des œuvres intéressantes, mais moi, je ne me vois pas faire ça.

DM Non, mais après, je pense aussi à deux choses. Les gens qui nous écoutent, parfois, je me rends compte une question qui revient souvent, c’est qu’ils peuvent être très étonnés quand on dit que l’éditeur ou l’éditrice travaille le texte. Tout à l’heure, je vous ai parlé de Toni Morrison, prix Nobel de littérature, Toni Morrison, elle était « editor », c’est la personne qui travaille le texte. Toi en fait, tu es éditrice aux deux sens du terme. Éditrice, ça désigne deux métiers en français, qui sont « editor », une personne qui travaille sur le texte, qui aide l’auteur et l’autrice à aller au bout de sa logique, et le « publisher » ou la « publisher », la personne qui assume l’économie et le juridique d’un titre. Toi, tu es les deux, sachant que parfois quand on dit « telle l’éditrice ou tel éditeur écrit », c’est des gens qui sont des publishers et pas nécessairement des editors, pas des vrais travailleurs du texte. Donc toi t’es aussi une travailleuse du texte. Donc, d’une certaine façon, les editors sont plus près des écrivains, même s’ils ne sont pas pour la plupart écrivains, parce qu’ils se coltinent vraiment la matérialité du texte.

CD Oui, l’aspect vraiment technique du texte.

DM Et l’autre chose aussi, c’est que là, une deuxième différence que tu peux avoir avec d’autres personnes qui travaillent dans le monde du livre mais qui écrivent, c’est que tu n’es pas éditrice de littérature française au sein d’un groupe, tu es éditrice indépendante et tu publies à la fois des auteurs francophones, et je dis bien francophones parce que chez toi, ça fait sens, parce que ce n’est pas que des Français, c’est aussi au moins une Canadienne.

CD Oui, Catherine Leroux, une Canadienne qu’on publie à la rentrée, on a aussi Aymen Gharbi qui est tunisien.

DM Et tu publies de la littérature étrangère.

CD Oui. Et effectivement Asphalte a commencé comme une maison de littérature étrangère. Depuis le début, on avait envie d’avoir aussi des auteurs francophones. C’est venu un peu plus tard, le temps de trouver les bons textes, les bons auteurs avec qui on travaille encore maintenant d’ailleurs. Mais effectivement, dans l’ADN de la maison, il y avait la littérature étrangère et je continue d’être plutôt une lectrice de littérature étrangère.

DM Mais alors, justement, ça, c’est d’une certaine façon ce travail sur des textes étrangers qui est un travail de repérage, de sélection, d’accompagnement des traducteurs, traductrices. Toi, tu traduis aussi ?

CD Oui, ça m’est arrivé de traduire.

DM Oui, un traducteur ou une traductrice c’est un auteur, c’est une autrice. C’est une profession qui est beaucoup plus artistique que la profession d’éditeur ou d’éditrice.

CD Qui est à la fois artistique et très technique. Oui, il y a un côté artisanat, en fait, finalement, on créé un objet « unique ». Effectivement, il y a une technique, il y a une partie qui est très… pétrir le texte, vraiment réussir à lui trouver une bonne forme, et une partie artistique. Parce que forcément, on retranscrit la voix d’un auteur qui lui est propre. Donc, il y a un peu ce côté double dans le métier qu’on peut retrouver.

DM Une grande partie de ton catalogue vient vraiment du lointain… C’est-à-dire, certes, tu as publié des Italiens, des Espagnols, mais il y aussi des Argentins.

CD Beaucoup de sudaméricains.

DM Beaucoup de sudaméricains, des hispanophones, un lusophone ? Ou plusieurs ?

CD Deux lusophones.

DM Deux lusophones, un Australien ou plusieurs, même ?

CD Plusieurs Australiens, deux Australiens.

DM Donc c’est une littérature du lointain. Est-ce que c’est la littérature du lointain qui t’amène à ton premier roman qui est Un long voyage, qui est une forme de littérature du lointain. [Rires] Quadruple salto arrière.

CD En tant qu’éditrices, ce côté littérature du lointain, ce qu’on voulait surtout éviter, c’était le côté littérature exotique.

DM Ça se sent dans votre travail.

CD Voilà, éviter… Justement se focaliser sur le côté urbain pour voir un peu plus ce qui nous rapproche en fait de ces auteurs et de ces histoires-là, de ces intrigues-là, de ces personnages-là, et non pas ce qui nous oppose finalement. Et pas offrir une littérature de carte postale qui peut être dépaysante, des récits de voyage qui sont un autre type de littérature, pas ce que nous on avait envie vraiment de défendre. Donc, on est plus sur des textes contemporains, plutôt ancrés dans la modernité. Et effectivement, quand il s’est su plus ou moins que j’avais un roman qui allait venir Aux forges de Vulcain, beaucoup de connaissances professionnelles, notamment des libraires, étaient, « Mais ça va forcément être un livre Asphalte. Ça va être forcément soit un roman noir, soit un roman social, ça va être… » Ils attendaient vraiment quelque chose qui ressemblait à la production éditoriale des éditions Asphalte. Et ils ont été très surpris de découvrir que ça se passait dans un monde imaginaire. Ça avait un côté très fantasy, surtout dans le début. Dans le trope du jeune orphelin qui va partir, qui va découvrir le monde. Et oui, certains ont été plutôt surpris de cette direction-là.

DM Et après, c’est un point de détail, mais il est évident… Enfin, je pense, moi, qu’il est très compliqué, même si on travaille dans le monde du livre… Qu’il est quasiment impossible d’être publié par sa propre maison. Alors dans ta maison, vous êtes deux éditrices, donc on peut imaginer que l’autre aurait édité en tant qu’editor. Mais en fait, comme tu l’as dit, Un long voyage, ça n’est pas dans la ligne d’Asphalte donc ça n’aurait pas fait sens, mais surtout pour toutes sortes de raisons, moi j’aurais tendance à penser qu’il ne faut pas rester dans sa propre maison quand on devient auteur. Est-ce que tu es d’accord avec ça ?

CD Oui, complètement. Ça aurait été vraiment très embarrassant de dire je me suis éditée moi-même. Non, je ne me sentais pas d’expliquer à des partenaires de type libraire ou même la diffusion, « Je vais publier un livre que j’ai écrit moi-même ». Je ne me sentais pas de porter un projet pareil. C’est vrai que déjà, être publiée aux forges… Je connaissais la maison depuis des années et c’était une maison que j’appréciais et dont j’appréciais le catalogue. Donc pour le coup, c’est la seule maison à laquelle j’ai proposé ce texte. Donc ça avait vraiment un sens que ce soit aux Forges et pas ailleurs. Il y avait déjà d’un côté la validation extérieure de David Meulemans, et puis surtout le fait que c’était la bonne maison pour ce texte. C’était la maison où ce texte allait pouvoir être défendu, allait être porté, allait être pertinent, cohérent avec le reste du catalogue et c’était ça qui m’intéressait.

DM Et alors, il y a quelque chose qui me frappe souvent quand je travaille avec les auteurs, c’est que les auteurs, autrices, sont toujours marqués par leur métier. C’est-à-dire, leur vraie position sociale, professionnelle dans le monde. Et pourtant, même s’ils font parfois des métiers difficiles, des métiers qui les ont endurcis, les auteurs restent vulnérables. Au sens où j’ai déjà rencontré des auteurs qui étaient dans des métiers difficiles, et c’était des vrais rocs, mais ils étaient très vulnérables sur l’écriture. C’est-à-dire, ils avaient besoin vraiment d’être reconnus quand il y avait à l’autre bout de la Terre quelqu’un qui, sur Internet, faisait un commentaire désagréable sans queue ni tête. Même si le commentaire était sans queue ni tête, ça les blessait quand même, et il leur fallait trois semaines pour remonter la pente. Toi, est-ce que le fait d’être éditrice, au moment où tu as commencé à penser « édition de ton propre texte », est ce que tu t’es dit « Ça va être difficile » ? Je précise, pour les gens qui nous écoutent, que je connais Claire depuis des années, je n’ai jamais posé cette question, donc moi-même je ne connais pas la réponse de cette question.

CD Tu parles édition ou publication du texte ?

DM Publication, publication, publication, oui, pardon.

CD En fait, il y a aussi que ça s’est fait dans des circonstances assez particulières, la sortie d’Un long voyage. C’est qu’effectivement, on a pu envoyer très tôt le livre, on a eu de très bons retours de lecture bien avant la publication, sauf que c’était le premier confinement en 2020. Et du coup, ce livre a été lu dans des circonstances très particulières par ceux qui l’ont lu avant sa sortie. Il n’est pas sorti à la date qui était prévue. Il est sorti dans une espèce de chaos qui avait été la réouverture des librairies. Enfin, on a vécu une période extrêmement angoissante, pas que pour tous ceux du livre, mais pour tout le monde du livre c’était une période extrêmement angoissante. En plus de l’angoisse personnelle qu’on pouvait tous avoir à ce moment-là face à quelque chose qui était une expérience qui était inconnue pour nous. Donc, finalement, l’expérience de la publication en elle-même a été complètement enfouie par tout ça. Toute cette masse de nouveautés et de choses différentes de… C’est vrai que je n’ai pas eu l’expérience typique de la publication du premier roman. Parce que tout a été chamboulé par cette période un peu particulière de notre histoire.

DM Oui, je me souviens qu’on faisait le travail, mais on avait parfois la tête ailleurs.

CD Mais oui, oui, oui, c’est sûr. On n’avait pas forcément la tête à promouvoir des textes. On n’avait pas forcément la tête à parler de mise en place en librairie alors qu’on ne savait même pas si les librairies allaient rouvrir, ou dans quelles conditions elles allaient rouvrir, si certains points de vente allaient survivre. Voilà, c’était… C’est sûr que ça paraissait un peu, comment dire, un peu dérisoire de se dire « Ah oui, mais où en est la mise en place d’Un long voyage ». On n’en n’était pas du tout là, enfin, vraiment, les préoccupations étaient complètement autres. Donc je pense que ça fait de cette expérience de première publication quelque chose d’un peu différent après, sans que ce soit un mérite particulier. Mais c’est juste un hasard de calendrier qui a fait que… Mais cette période, je pense qu’elle a été aussi… Elle a apporté beaucoup en réflexion au sein du monde du livre. Elle a été à la source de pas mal de réflexions qu’on a eu en commun, notamment entre acteurs de l’édition indépendante, de la librairie indépendante, je pense. Et artistiquement aussi, ça a apporté des choses. Et quand je dis ça, je ne parle pas des journaux de confinement qui ont pu paraître en 2021 ou 2022. Je parle des livres qui… J’ai commencé à pas mal lire la rentrée 2023 et je trouve qu’il y a beaucoup de livres qui parlent du Covid, avec du recul, de la réflexion, qui ne parlent pas du Covid proprement dit, qui parlent plus de cette période. Tout ce qui s’est passé autour de ça, du confinement, des nouveaux rapports humains, des nouveaux rapports au travail. Et en fait, la bonne littérature, elle se fait dans le temps long finalement. Et là, on commence à voir des livres qui sortent et qui parlent de ça, du rapport à la réalité qui s’est changé par rapport à l’actualité, ou des choses comme ça. On en parle dans le… J’ai lu le nouveau Emily St. John Mandel, La mer de la tranquillité, ça en parle, tout en parlant d’une autre pandémie, tout en parlant d’un autre confinement, mais ça en parle. Le roman de Nina Alan, Conquest, en parle ; l’émergence du complotisme, voilà, ça en parle. Nous, chez Asphalte, on publie Plexiglas d’Antoine Philias, ça en parle directement. C’est vraiment la vie sur les ZAC, sur les zones commerciales en cette année très particulière, et je crois que maintenant c’est des sujets qui arrivent en littérature et qui arrivent après avoir été digérés. Et c’est là que ça devient intéressant. Je me suis complètement éloignée de ta question initiale, mais…

DM Pas du tout. En fait, tu t’es pas éloigné de ça, parce que c’est vrai que mon idée, c’était de te faire parler un peu d’Un long voyage qui est vraiment en train de s’installer, parce que c’est un texte qui a plus trois ans maintenant. Et les lecteurs et lectrices ne mesurent pas que même les livres qui rencontrent le succès peuvent avoir une espérance de vie limitée. Parce qu’en fait, on apprend souvent la littérature au collège et au lycée à partir des classiques, c’est à dire de livres, de romans, d’essais, de recueils dont la durée a été une construction collective répétée de milliers d’enseignants, d’acteurs publics, de libraires, de bibliothécaires. On ne se rend pas compte que ce n’est pas le mérite seul des livres qui fait leur longévité, c’est plein d’autres phénomènes et Un long voyage est engagé dans cette capacité à durer. Mais Un long voyage, effectivement, a eu une naissance, je parle de sa publication, qui était très particulière. Ce qui m’a frappé, c’est que tu parles du fait que d’une certaine façon, pour qu’un livre existe, il faut qu’il parle un peu du temps, mais pas de l’écume du temps, mais plutôt de quelque chose de plus profond. Un long voyage, pour moi, c’est un texte qui est en apparence l’appel du lointain. On envoie les romans à l’avance pour que les libraires aient le temps de faire leur petite sélection des livres qu’ils vont défendre ou présenter auprès de lecteurs et lectrices. Les libraires ont donc lu pendant la période de confinement. Et c’est vrai qu’à ce moment-là, ils avaient deux types de lectures possibles. Soit ils lisent les journaux de confinement qui donnaient l’impression de parler du réel immédiat, mais qui ont été pour la plupart l’objet d’un rejet très, très violent, pour toutes sortes de raisons. Pour moi, je pense que c’est une vraie expérience littéraire, ce qui s’est passé avec ces journaux de confinement, parce qu’en fait, on a une partie de la bourgeoisie intellectuelle qui, malheureusement, a manqué beaucoup de lucidité sur sa déconnexion vis à vis du reste du monde, et a fait quelque chose où elle s’est auto-humiliée. Donc voilà. Et je pense que les gens avaient plus de plaisir à regarder ces bateaux en flammes des auteurs germanopratins qui écrivaient leurs journaux de confinement décalés du réel plutôt que de lire vraiment ces journaux. Et à l’inverse, il y a eu Un long voyage qui apportait un lointain. Sauf que, ce qui est très trompeur, c’est qu’Un long voyage, je trouve que c’est un roman qui est très éloquent sur plein de choses très réalistes. C’est à dire que tu parles de choses qui sont très importantes à mon avis très structurantes pour le monde français, mais qui sont bien masquées. Et la question que je me posais, c’est est-ce que par exemple, pour moi, d’une certaine façon, les 80 premières pages, ça parle beaucoup de la France, mais ça se passe dans un monde imaginaire. Et la question que je me posais, c’est est-ce que c’est venu intuitivement ou est-ce que tu te dis qu’il y a des choses que je veux dire politiquement, socialement, sur la France ? Mais je vais les mettre sous un voile d’ignorance, c’est à dire les masquer par l’allégorie, la métaphore?

CD Alors j’aimerais prendre un air très pénétré et dire que tout ça, je l’ai fait exprès, mais en fait absolument pas. Le début, l’ouverture d’Un long voyage… Mon but, c’était vraiment d’envoyer le lecteur sur une fausse piste, mais sur une piste un peu de traverse. C’est un récit de fantasy un peu archétypal, qui va être un récit initiatique où on va voir un type qui va forcément être un élu, devenir un grand, alors que, au début, il n’est rien. Et réussir finalement à retrouver une petite partie un peu réaliste, en fait de réalisme en fantasy. À savoir, non, ce type ne va pas devenir roi du monde parce que quand on est fils d’un pêcheur qui s’est noyé dans une île où il y a aucune richesse, rien, on ne devient pas roi du monde, mais par contre, on peut quand même faire son chemin. En l’occurrence, Liesse y arrive parce que c’est quelqu’un d’assez aimable, parce qu’il est assez dégourdi, parce que… Et c’est ça, en fait. C’est-à-dire que son côté plutôt sympathique va lui ouvrir des portes. Le fait aussi qu’il va amadouer, aussi par sa jeunesse et son inexpérience, des gens qui vont un peu l’aider à monter dans le monde, tout en n’ayant pas la prétention d’en faire le roi du monde non plus, mais effectivement d’aider à leur échelle. Pour le coup, ce n’était pas… Il y a d’autres choses qui sont peut-être plus politiques dans le roman, vers la fin et tout, mais c’est ça que je ne pensais pas offrir un reflet de notre monde réel aussi direct. C’était plus un jeu narratif.

DM Je pense que les vrais écrivains sont les écrivains dont le tempérament est reconnaissable sans effort de leur volonté, et c’est quelque chose qu’on perçoit pour le coup dans tes quatre romans, même si ta trilogie Capitale du Nord est très distincte d’Un long voyage, pour plein de raisons, on retrouve Claire Duvivier à chaque fois. C’est vrai qu’en t’écoutant je me souvenais que la fantasy, comme genre littéraire depuis ses origines au XIXe siècle, a une forme de tension entre ces deux sources qui sont d’un côté le conte qui le tire vers quelque chose de volontairement allégorique et réaliste, et d’un autre côté, la fascination pour des périodes passées qui entraînent une forme de réalisme mais de réalisme autre. C’est-à-dire, soit chez William Morris, une fascination pour un Moyen Âge, parfois imaginaire, qui serait un Moyen Âge plus égalitaire que l’industrialisation de l’époque victorienne qui était l’époque de William Morris, soit pour un personnage comme un écrivain comme Howard, qui est fasciné par l’archéologie allemande et les mondes préchrétiens d’Europe, en fait, vers les civilisations indo-européennes. Ce type de choses, en essayant de recréer une forme de réalisme historique d’époque imaginaire. Mais c’est vrai qu’on retrouve ça finalement dans tes deux romans. Je dirais quand même que, d’une certaine façon, s’il fallait choisir, la part de réalisme est plus forte chez toi que chez beaucoup d’autres auteurs, parce que finalement, c’est de la fantasy, mais c’est la fantasy…

CD … sans créatures magiques.

DM Sans créatures magiques, presque sans magie. Sans dragons et sans magie.

CD Presque sans magie… Ou la magie, c’est moins une magie de fantasy, c’est à dire de créatures célestes, de boules de feu, de machins, de sorciers, de trucs comme ça, qu’une magie comme celle dans les contes. Effectivement, autant dans Capitale du Sud, on a plus un côté féerique, avec des mythes fondateurs de la ville, des femmes changées en olivier. Là, on est plus sur l’objet enchanté. Pour moi, c’est vraiment l’élément de contes de fées type. C’est l’objet du quotidien qui est enchanté. C’est le fuseau de la Belle au bois dormant… On a toujours un objet qui est généralement un objet, en tout cas dans cette époque, quotidien et banal, trivial, qui, une fois enchanté, va obtenir des caractéristiques différentes qui vont le rendre souvent dangereux. Et là, en l’occurrence, c’est le miroir, le peigne et les diadèmes dans Capitale du Nord, qui sont ces objets par lesquels la magie arrive, ou revient, à Dehaven. Qui, à part ça, est une ville tout à fait rationnelle, qui met en avant tout ce qui est rationnel, donc le commerce, la raison, l’argent. Des choses très triviales, vraiment. Ça m’intéressait de mettre en confrontation ces deux mondes, ces deux aspects, en partant d’une inspiration qui est plus l’Amsterdam du Siècle d’or où, justement, c’était plutôt une civilisation qui était en avance sur son temps en termes de philosophie, de science, de tolérance religieuse, des choses comme ça. Et je trouvais intéressant de… En réalité les arts étaient très développés aussi, mais je mets ça un peu de côté pour faire de Dehaven une ville beaucoup plus matérialiste dans le but de chambouler, mettre un gros coup de pied dans la fourmilière, et faire revenir un peu la magie.

DM Là tu dis quelque chose qui me semble très, très important quant à Capitale du Nord, c’est que certes, c’est inspiré de l’Amsterdam du Siècle d’or, tout comme William Morris s’est inspiré du XIIIe siècle britannique, du XIIIᵉ et du XIVᵉ aussi. Mais les arts sont moins présents, ce qui fait que ça rappelle aussi que c’est un monde… Ce n’est pas un décalque, c’est vraiment un monde qui a son poids, son centre de gravité en lui-même. Ce qui fait que, même si vous ne connaissez pas l’Amsterdam du Siècle d’Or, en fait, il y a une cohérence interne très forte. Mais la cohérence interne, elle me frappe par l’épopée de la famille, de l’héroïne. Qu’on ne voit pas intégralement, qu’on devine. C’est-à-dire, on suit l’héroïne, Amalia pendant les trois volumes et on voit certains membres de sa famille. Mais on nous raconte aussi les générations d’avant.

CD C’est un fil rouge de la trilogie qui n’est pas évident dès le premier tome et c’est quelque chose qui a lieu au fur et à mesure. C’est une histoire de famille où effectivement, on replace les pièces du puzzle au fur et à mesure. Et ça prend sens dans le tome trois, où l’on a l’histoire de la famille de la mère d’Amalia. C’est surtout sa mère, d’ailleurs, où il y a vraiment tout un historique assez important.

DM Mais c’est ça, c’est qu’en fait, là où tout le monde est très différent d’Amsterdam, c’est que chez Amalia et dans sa famille, il y a une sorte de profond déséquilibre avec l’absence des arts qui, au début, est peut être un phénomène sociologique, mais est approprié par cette famille, et quelques autres familles. Alors là, je fais peut être une erreur. C’est en fait, il y a d’autres familles qui ont le même projet pédagogique que la famille d’Amalia, ou seulement deux familles ?

CD À la base, ce sont deux familles, c’est la famille d’Amalia et la famille de Hirion.

DM Et de son meilleur ami, et donc en fait, au lieu de ce déséquilibre…

CD L’autre famille étant vraiment dysfonctionnelle.

DM Oui, mais au lieu d’essayer de résorber ce déséquilibre, il est presque amplifié avec cette idée que « Nous sommes le phare du monde. Nous allons aller encore plus loin ». Et là, il y a un propos politique très, très fort. Pour moi, tu renoues vraiment avec l’idée de Platon qui dit « Pour changer le monde, il faut changer les enfants. Pour changer les enfants, il faut les retirer à leurs parents. » Toi, ils ne sont pas retirés aux parents, les enfants. Enfin, si, ils sont confiés quand même à des maîtres et des éducateurs.

CD Les parents participent eux-mêmes à leur éducation aussi, donc ils ne sont pas complètement retirés. Mais effectivement, en fait c’est un projet qui est double. On a envie d’avoir… Enfin, ces parents avaient envie d’avoir des enfants qui soient parfaits pour gérer la ville de demain, pour être vraiment les citadins de demain, donc pas tout à fait comme eux, mais quand même complètement comme eux. Parce que l’idée, c’est faire perdurer le système. Du coup, c’est un système qui avait deux buts à la fois, ça ne pouvait pas fonctionner de toute façon… Le côté « Nous, on a été pollués par les contes, les superstitions et les trucs, donc eux, ils n’auront rien de tout ça. » Et en réalité, c’est ça qui fait foirer aussi le projet. Donc c’était quelque chose qui était voué à l’échec. Concrètement, comme, je pense, tout projet d’éducation est finalement plus ou moins voué à l’échec, parce qu’au bout d’un moment, ces enfants grandissent et au bout d’un moment, l’éducation qu’on leur donne, c’est eux qui vont choisir ce qu’ils vont en faire et on pourra toujours essayer de guider, de mettre un peu des guides pour fixer plus ou moins un cap. Je pense qu’en réalité, on ne peut jamais tout à fait maîtriser ça.

DM Oui, mais c’est un propos en plus que je trouve très, très juste sur l’éducation des enfants et que les parents repèrent toujours à un moment, c’est de comprendre que l’enfant n’est pas un projet. Ce n’est pas un décalque de nous, c’est pas un petit « Nous », c’est une subjectivité propre qui va être parfois très différente de nous.

CD C’est un autre individu.

DM Et même, après, à partir de ce moment-là, il y a toute une extension sur le fait qu’une des grandes difficultés, c’est toujours de percevoir les autres comme des individus propres et d’une certaine façon, Dehaven a du mal à percevoir le reste du monde comme ayant une volonté propre et distincte de Devahen. Dehaven en soi, tu t’es inspirée de l’Amsterdam du Siècle d’or, mais comme on l’a dit, c’est une ville qui a sa logique propre, qui est très différente de celle d’Amsterdam.

CD C’est aussi les grandes villes européennes du XVIIIe siècle prérévolutionnaire, voire révolutionnaire. Il y a beaucoup de Paris, de Londres. Il y a ces cocktails, quoi.

DM Mais ce qui me frappe aussi quand je repense à Dehaven, c’est que j’ai l’impression de voir une ville propre qui me semble prendre une forte autonomie par rapport à l’Amsterdam du Siècle d’or, mais qui finalement me parle plus presque du monde contemporain que des mondes passés. Aussi parce que finalement, dans vos deux villes du cycle de la Tour de Garde, il y a une forme d’effondrement. L’effondrement, c’est devenu une sorte de tarte à la crème actuellement, parce que c’est devenu… Ça inspire énormément de fictions, notamment lors de cette rentrée littéraire. Est-ce que votre réflexion était un effondrement qui est lié aux effondrements qu’on voit actuellement ou est-ce que c’était juste une réflexion plus générale sur l’effondrement sans le lier à notre monde contemporain ?

CD Je pense qu’à la base, on n’est pas partis du principe qu’on allait le lier au monde contemporain, mais que ça s’est imposé à nous du fait qu’on vit dans le monde contemporain et… L’idée c’est, soit à Gemina, soit à Dehaven, on a deux systèmes qui arrivent au bout, qui ne peuvent plus continuer comme ça et qui ont été poussés tellement fort que finalement ils ne peuvent que s’effondrer. Et c’est à ça qu’on assiste au cours de chaque trilogie. Mais ce côté vivre avec un modèle, sacraliser ce modèle et tout faire pour le maintenir pendant très longtemps, pendant des générations, oui, je pense que c’est à peu près ce qui arrive, pas seulement en Europe, mais dans le reste du monde aussi. Et on a du mal à distinguer les modèles qui vont arriver après et la façon dont ils vont s’imposer. Violemment, pas violemment… ?

DM Là où je trouve quelque chose qui n’arrive pas à frapper, mais qui est finalement une sorte de critique très forte de la France qui apparaît en creux dans à la fois Un long voyage et la Capitale du Nord, c’est une critique d’une sorte de société en strates, d’une société très tournée autour de castes et surtout de cette idée là où vraiment ton héros dans Un long voyage, Liesse, et Amalia ont à la fois des trajectoires, des stratégies complètement différentes, c’est qu’ils viennent de points complètement différents. D’une certaine façon, l’un vient de tout en bas, l’autre vient de tout en haut. Mais chez Amalia, il y a quelque chose de fascinant, c’est que finalement, ce qui est important, c’est le moment où les gens rencontrent le mur. C’est-à-dire on voit vraiment qui ils sont et où… Ils comprennent que la valeur, c’est eux, c’est eux la valeur, c’est pas le monde autour d’eux et que même s’ils ont l’impression d’être des subjectivités, souvent ils sont complètement conditionnés par leur caste. Parfois, j’ai l’impression que la Capitale du Nord, plus que la Capitale du Sud, c’est une histoire d’échec, d’échecs répétés. Échec pédagogique, échec de l’héroïne…

CD J’ai l’impression que tous mes romans, c’est des histoires d’échec. En fait, je ne vais pas entrer dans le détail pour Un long voyage parce que c’est l’histoire du roman, finalement, l’histoire d’un échec. Et effectivement, oui, il y a énormément de… Comme tu dis : échec d’éducation, échec de réussir ce que l’on entreprend, échec de réussite… Mais je rapprocherais moins Amalia de Liesse que de Malvine en fait. Dans les deux cas, on a vraiment deux jeunes femmes brillantes qui ont reçu une éducation particulière du fait qu’elles faisaient partie de l’élite, et finalement, ça leur a appris à se défier des élites. Parce que Malvine, dans toute son histoire, telle qu’on la voit dans Un long voyage, ce qu’elle fait chaque fois, c’est s’entourer de gens qui sont loin de l’Empire et qui viennent de tout en bas si possible. Et elle préfère s’entourer de gens qui sont des autodidactes. Que ce soit avec Merle quand elle était sur l’archipel, ou Liesse qui part avec elle. Parce qu’en fait, parce qu’elle connaît ces élites, elle s’en méfie terriblement, elle sait très bien qu’on ne peut pas compter sur elles. Et aussi parce qu’elle a une expérience traumatique qui est tout l’objet de la péripétie centrale d’Un long voyage, sur lequel on ne va pas trop parler…Du nœud central, tout à fait. Alors Amalia, c’est un peu différent. Effectivement, là aussi, une éducation élitiste, mais c’est juste qu’elle n’a pas vraiment… Elle peut se méfier des autres élites, dans la mesure où elle ne connaît rien d’autre. Donc oui, elle s’en méfie et voit bien qu’effectivement les gens n’agissent que par leur propre intérêt.

DM Pour moi, elles n’ont pas le même âge aussi, il en a une qui a un peu moins de 20 ans…

CD Et Malvine, on la voit grandir et vieillir. Oui, Amalia est très jeune au début du roman et c’est vrai que même si elle voit très bien que, par exemple, le Grand Conseil de Dehaven, il a un côté très théâtral et qu’en fait, finalement les gens n’agissent que pour leurs intérêts, elle n’est pas naïve. Beaucoup de gens ont dit « elle est assez naïve », non, en fait elle n’est pas naïve, au contraire. Elle est très lucide, mais ça n’aide pas, parce qu’elle ne connaît rien d’autre. Du coup, c’est extrêmement déprimant de savoir que tout n’est que fumée et miroirs, et qu’en réalité il y a aucun espoir qui filtre en dessous, à part par ce petit trio d’amitié qu’elle a avec Hirion et Yonas qui, eux, ont la même lucidité qu’elle, mais dans le cas de Yonas, on voit aussi une autre façon de vivre qui existe.

DM En fait, actuellement, en librairie, c’est parfois difficile de faire lire des séries de livres parce que je pense que lecteurs et lectrices ont parfois été échaudés par des séries qui ont été abandonnées, soit que l’auteur meurt, soit que l’auteur n’y arrive plus, soit en fait, parfois ce sont des séries traduites, mais elles ne se vendent pas en France, donc on arrête de les traduire. Dans votre cas, à tous les deux, ce qui est très particulier, c’est que quand on a lancé la série, on savait qu’elle avait une fin. Donc c’est vraiment pensé comme une histoire avec, comme le disait le divin Aristote, un début, un milieu, une fin…

CD Oui, les trilogies, ce ne sont pas trois histoires qui se font suite, c’est une histoire en trois parties… En trois actes.

DM La particularité, c’est quand même que moi j’ai pu lire les deux premiers actes. Le troisième je l’ai découvert après. Est-ce que dans votre troisième acte, dans les troisièmes volumes qui sortent donc en 2023, vous avez intégré votre expérience de « lecteurs des avis de lecteurs » ? C’est-à-dire, est-ce que ce que les gens disaient du premier et du deuxième volume, ça a changé quoi que ce soit ?

CD Non, pas vraiment, parce qu’on a terminé l’écriture l’été dernier.

DM C’était encore tôt dans la réception.

CD Alors c’était juste entre la sortie de Trois lucioles et celle de Mort aux geais ! On était encore… On n’était pas suffisamment avancés dans la sortie des livres pour avoir… Enfin, on avait quelques retours de lecture sur Trois lucioles, pas sur Mort aux geais ! On s’est pas dit, « changeons une intrigue » ou « changeons quelque chose » ou « changeons de thématiques ». Non, on a réussi à être plutôt détachés. Par contre, on les a quand même écrits dans une attitude complètement différente des quatre premiers en fait, des tomes un et des tomes deux, puisque on était plus dans le jeu, dans l’écriture pour nous. On était vraiment… On savait que ça allait être publié. Là, pour le coup, « attention, c’est sérieux ». Voilà, c’est quand même resté une expérience amusante et qu’on a faite à deux, encore plus du fait qu’il y a des scènes communes. Mais effectivement, c’était important pour nous d’avoir tous les fils de l’intrigue qui trouvent leur boucle. On va dire… Que ce soit pas frustrant, qu’il y ait un côté satisfaisant, que tout soit bouclé, que les deux intrigues restent indépendantes, restent lisibles indépendamment, mais qu’effectivement il y ait suffisamment de liens et de passerelles entre les deux pour que ce soit intéressant de lire les deux. Donc c’était ça un peu le défi d’écriture pour ces tomes trois, mais on ne s’est pas basés sur les retours de lecture. Ça nous a aidés, ça nous a motivés. Ça nous a apporté énormément pour créer les tomes trois, mais ça n’a pas été des bases de travail.

DM Quand je t’écoute, c’est vrai que je me souviens de quand les textes sont arrivés. Il y avait cette idée de réfléchir à comment on les découpe, d’une certaine façon, ce qui est à la fois une question d’editing et une question de publishing, de rythme, de publication, de dates de publication aussi. Et quand on discutait de trouver une analogie dans l’histoire de l’édition pour faire comprendre ce que vous faisiez, on parlait parfois des comics où il y a à la fois des univers partagés et du récit feuilleton. Parce que vous êtes chacun responsable de votre propre série, de votre trilogie. Et il y a dans vos volumes trois, comme tu l’as dit, ce qu’on appelle dans le comics américain un cross-over et qui arrive parfois dans les séries télé américaines, c’est à dire deux séries qui vont s’échanger leurs personnages ou parfois faire plusieurs épisodes… Parfois pour des raisons commerciales, c’est à dire inciter les gens à lire une autre série en plus… Parfois pour des raisons artistiques, parce que c’est très stimulant de mettre au contact deux séries. Avec par contre un autre défi que vous avez relevé avec brio et pour lequel il n’y pas d’analogue dans l’histoire de l’édition, c’est qu’en fait, c’est un cross-over qui achève le récit. Tu penses à quelque chose comme ça? Un cross-over qui achève un récit ?

CD Dans les trucs de superhéros en général, au moment où on explose la planète, il y a un peu tous les superhéros et tous les groupes de superhéros qui viennent, non ?

DM Je pense qu’on en fait, en travaillant une métaphore ou une comparaison, on trouve toujours. C’est, chez Marvel, il y a parfois des grands cycles où plein de trucs vont finir en même temps parce qu’ils se retrouvent tous au même endroit et ça finit par une sorte de grand match de catch avec leurs costumes en latex brillant.

CD La terre explose ou alors il y a une déchirure du continuum espace-temps…

DM C’est ça, ils se disent au revoir avec la larme à l’œil. Je retourne sur la Terre 884, la terre où tout le monde porte des chaussures blanches après le premier mai. Elle est copyrightée celle-là. Donc on est en pleine rentrée littéraire. Là, je reprends un peu la casquette d’éditeur. Il y a deux titres qui sortent chez Asphalte. Quels sont tes titres alors ?

CD C’est Plexiglas, d’Antoine Philias, dont j’ai un petit peu parlé tout à l’heure, qui nous emmène à Cholet, dans une zone d’activité où on suit toute l’année 2020, par les yeux d’un jeune homme qui a grandi à Cholet, qui revient à Cholet après quelques années à Rennes, qui revient dans un sale état. Il a une jambe dans le plâtre suite à une rencontre un peu brutale avec des CRS pendant une manifestation contre la réforme des retraites, qui est en décembre 2019, rappelez-vous, et qui va rencontrer Lulu, Lulu qui est hôtesse de caisse au Carrefour, juste à côté de là où vit Eliott. Il y a une amitié qui va naître entre ces deux êtres que beaucoup de choses rapprochent. Et en fait, ça raconte la vie d’un centre commercial, la vie d’un centre commercial dans une ville moyenne française… Une année tout à fait ordinaire, qui tout d’un coup devient une année extraordinaire. Voilà. Et on a aussi. Madame Victoria de Catherine Leroux. C’est le deuxième roman de Catherine qu’on publie, qui est une autrice canadienne et qui part d’un fait divers. On a retrouvé un squelette en 2001 sur le parking d’un hôpital, l’hôpital Victoria, Royal-Victoria. Impossible de savoir qui était cette femme. C’est une femme. Il y avait des traces d’un uniforme… Pas d’un uniforme mais d’une blouse de malade. Donc, a priori, c’était une patiente de l’hôpital. Mais on n’a aucune trace de cette personne et on sait même pas de quoi elle est décédée. Il y a eu un appel à témoins pour savoir qui était cette personne, « Avez-vous perdu quelqu’un… ? » Appel à témoins qui a eu énormément de réponses. Beaucoup de femmes disparues au Québec, on n’a jamais de nouvelles, mais on n’a jamais réussi à trouver qui était Madame Victoria et quelle était son histoire. Catherine Leroux a décidé d’inventer non pas une histoire à cette Victoria, mais une pléthore d’histoires qui inventent des existences complètement différentes du haut en bas de l’échelle sociale. Elle en fait une marginale. Elle en fait une cadre supérieur qui a des problèmes avec l’alcool. Elle en fait une voyageuse du temps. Elle en fait une esclave en fuite. Elle en fait… vraiment, elle lui donne toute une multitude d’existences. Une façon de lui rendre hommage et une façon aussi de rendre hommage à toutes les Madame Victoria, donc ces femmes qui ont été effacées, pas forcément mortes, mais juste effacées. Parce que c’est possible aussi de se mettre en retrait de la société, de ne plus jamais être vue, de ne plus jamais être remarquée, comme ça arrive même au cœur de grandes villes comme Montréal ou comme d’autres. Donc, c’est vraiment un très, très beau livre qui va sortir en septembre.

DM Et les éditions Aux forges de Vulcain, elles aussi, ont des nouveautés puisque nous, on est à la veille de la sortie de nos deux titres de la rentrée littéraire. Pour la première fois, on présente en rentrée littéraire deux textes d’auteurs francophones, qui sont le nouveau roman d’Éric Pessan, qui s’appelle Ma Tempête.

CD Qui est extraordinaire.

DM Merci ! Qui est l’histoire d’un père de famille, metteur en scène de théâtre, qui a appris que sa mise en scène de La Tempête de Shakespeare ne pourrait pas se faire et errant dans une sorte de profonde crise existentielle qui va l’occuper toute une journée, c’est aussi la journée où il va s’occuper de sa fille de deux ans et demi. Et parce que la crèche est en grève ce jour-là, il va lui jouer sa Tempête. Et ça parle théâtre, arts, William Shakespeare, transmission, ce que l’art apporte dans nos vies. C’est une écriture très poétique, mais très directe aussi. Et c’est un très, très beau roman, très court, qui est presque pour moi un manifeste. Et c’est aussi… Moi ça me touche beaucoup parce que les Forges sont les héritières d’une troupe de théâtre, le Tiers théâtre, et que souvent dans nos fictions, il y a des personnages de théâtre. Tout comme il y a du théâtre dans le Cycle de la Tour de Garde, puisqu’il y a une troupe de théâtre et même un peuple qui aime le théâtre.

CD J’en ai fait mention dans Un long voyage aussi. C’est un motif que j’aime beaucoup d’ailleurs. J’ai… C’est aussi une des raisons pour lesquelles j’ai autant aimé le roman d’Éric Pessan. Et justement, je trouve qu’on touche aussi un sujet dont tu parlais tout à l’heure. Qu’est-ce qui fait qu’une œuvre devient un classique ? Qu’est-ce qui fait que Shakespeare, ça parle à autant de monde encore maintenant ? Et aussi bien. Qu’est-ce qui fait qu’effectivement, raconter la tempête à une petite fille, ça peut fonctionner encore maintenant. Et c’est aussi un angle qui m’a beaucoup plu dans ce roman.

DM Oui, oui, ça m’a vraiment passionné parce que ce qui est intéressant quand on publie des livres, c’est des choses que tu dois connaître, c’est que ce qui nous passionne, c’est de publier un texte et de travailler avec l’auteur. Mais c’est aussi l’histoire de la réception. Et c’est très frappant de voir comment le texte d’Éric Pessan, les gens se l’approprient de manière très radicale. On a des gens, ça les a profondément touchés et des gens que ça a presque crispés. On a eu une lectrice qui nous a dit que c’était snob de parler de Shakespeare et j’étais un peu triste pour elle. Pardon, ça sonne condescendant, je ne suis pas du tout comme ça, alors qu’en fait, il y a quand même une tradition dans le théâtre partout d’avoir Shakespeare comme un auteur grand public parce que c’était ça, un auteur populaire. Quand Jean Vilar mettait en scène Shakespeare, c’était une mise en scène de Shakespeare pour tout le monde. Il faut se calmer avec les grands anciens, c’est-à-dire parler en permanence de Jean Vilar. Mais c’est aussi tout un truc sur la culture qui, effectivement… La culture c’est quelque chose qui peut distinguer les strates sociales, mais c’est aussi quelque chose qui peut ramener tout le monde à une identité de condition commune. Et d’ailleurs, dans l’autre roman de la rentrée littéraire, il y a aussi du théâtre, puisqu’il y a aussi une troupe de théâtre itinérante qui va faire son apparition. Alors, juste en passant, c’est pas le cœur du récit… Dans Avant la forêt de Julia Colin, qui est un premier roman, où après une sorte de long effondrement… C’est pour ça que pour moi, ce n’est pas un récit post-apocalyptique, parce qu’il n’y a pas d’apocalypse en fait. C’est pour ça que je trouve le roman assez glaçant et beaucoup plus réaliste que d’autres. C’est qu’on va plus vers un lent effondrement que vers le moment où il y a une météorite qui tombe. Parce que la météorite qui tombe, ça permet le film héroïque américain, ou l’attaque zombie, ça permet l’héroïsme du père de famille qui sauve sa famille. Mais le lent effondrement, où un jour le postier décide de ne pas revenir travailler parce qu’il se dit « Je suis mal payé, je suis méprisé. Je ne sais pas si ça sert à quoi que ce soit. Il faut que je m’occupe de la famille », décide de ne pas revenir. C’est pas nécessairement de la lâcheté. Et le jour où tout le monde, qui sont les rouages de la société, décide de ne plus revenir et la société ne tourne plus très rond. C’est quelque chose qu’on voit bien dans le roman de Julia Colin.

CD Il y a aussi une optique de soulèvement, aussi, de rébellion contre l’autorité, de villes qui sont régies par des mouvements mafieux, en fait… Qui ont été un peu autonomisées, d’une certaine manière. Moi, je trouvais ça intéressant, l’éclatement de la France en petites structures…

DM D’une certaine façon aussi, ce que je trouve, c’est qu’en fait parfois on a l’impression que s’il n’y avait pas l’État, ça serait plus simple, il y a cette nostalgie de la communauté première, une communauté plus limitée qui est juste une extension de la famille. On trouvait ça déjà chez William Morris, qui rêvait un Moyen Âge de villages parce que tout le monde serait plus égal. Sauf que la société contemporaine vit sur l’existence des États. Et le jour où les États sont défaillants, ça commence à être plus dur. Et alors, c’est l’histoire d’une famille qui va essayer à Massat, un village et une vallée qui existent vraiment dans les Pyrénées, de recréer une vie normale. Mais ça ne sera pas si simple que ça, parce que certains, le jour de l’effondrement, auront envie de reconduire le monde d’avant et d’autres auront envie d’un autre monde. Et c’est pas si simple. Pour moi, c’est vraiment le roman de l’utopie difficile. C’est dire où on se dit « Ça serait tellement plus simple si… », et on se rend compte que les choses ne sont jamais simples. Et je me rends compte en fait que tous les romans dont on a parlé ont tous une dimension politique alors qu’ils ne sont jamais présentés directement comme ça. C’est peut-être l’époque qui veut ça, mais… Et tes deux romans à toi sont très politiques, je veux dire les romans d’Asphalte qui sortent à la rentrée littéraire, ont tous les deux une dimension très, très politique… Une dimension sociale pour un, une dimension féministe pour l’autre, ça parle d’une certaine façon des féminicides aussi. Donc. Eh bien Claire, je te remercie beaucoup, dans cette période dense de la rentrée littéraire, d’avoir pris du temps pour les éditions Aux forges de Vulcain, ton roman qui clôt la trilogie Capitale du Nord et qui aussi clôt le cycle de la Tour de Garde, sorti le 6 octobre 2023. Est-ce que tu peux nous dire sur quoi tu travailles maintenant? Ce sera quoi, après?

CD Alors je travaille sur un roman jeunesse qui va sortir en 2024 et qui sera de la science-fiction, que je suis en train de terminer. Et après, ce sera retour Aux forges de Vulcain pour un roman qui parlera d’un dramaturge.

DM Eh bien, ça sera très forgesque comme roman, et bon courage pour finir l’écriture de ce roman jeunesse qu’on retrouvera tous donc en 2024, sans doute.

CD En 2024.

DM Et d’ici là, on vous donne rendez-vous pour le dernier volume de Capitale du Nord début octobre. Et je vous dis à tous et à toutes, à bientôt.