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« Comment parler d’Occupy ? » Par Antoine Traisnel

Antoine Traisnel, qui collabore aux Editions Aux forges de Vulcain, vit aux Etats-Unis, d’où il nous adresse un billet sur le mouvement Occupy, que nous sommes heureux de publier afin de contribuer à la discussion publique sur cette nouvelle (ou ancienne?) forme de démocratie.

[Le mot de l’éditeur : Les Editions Aux forges de Vulcain pensent qu’un livre n’est pas un somnifère, mais un tonifiant – elles pensent qu’un livre ne détourne pas du réel, mais nous donne la force et le courage de s’attaquer au réel. Nous avons ainsi publié, entre autres, un pamphlet sur l’université française (Le testament scolastique de Max Buch) et un roman prolétarien américain (Notre règne arrivera de Grace Lumpkin). Nous suivons actuellement avec beaucoup d’intérêt les mouvements des indignés, et les mouvements Occupy.]

COMMENT PARLER D’OCCUPY ?

par Antoine Traisnel

Il y a une effervescence joyeuse, inquiète. On parle beaucoup, on pense beaucoup et on comprend beaucoup de choses mais c’est des fragments. On a le nez sur le guidon. Ça ressemble tout à fait à une histoire d’amour. On comprend pas vraiment où on en est mais après on inventera ce qu’on a vécu. Daniel Mermet, Là-bas si j’y suis, à propos du Printemps Érable

Je ne fais pas partie des courageux qui sont allés planter leur tente dans un lieu public. Je n’ai pas fait le voyage jusqu’à New York quand les premiers manifestants ont répondu à l’appel du groupe d’activistes canadien Adbusters et se sont installés à Zuccotti Park en septembre 2011. Je suis un des nombreux sympathisants qui ont découvert le mouvement dans leur ville – dans mon cas, Providence, la capitale de l’état du Rhode Island – et y ont contribué à leur façon. J’ai participé à des manifestations et des assemblées générales. Je suis descendu dans le campement de Kennedy Plaza, où une amie avait organisé une lecture quotidienne de poésie (A Poem A Day) et un atelier de confection de chaises (99 Chairs) avec d’autres occupants. J’ai traduit quelques textes pour le journal du mouvement, The Occupied Wall Street Journal. Tout cela ne fait pas de moi un expert, tout juste un observateur engagé, un citoyen préoccupé.

Je n’ai pas la prétention de représenter Occupy. D’abord parce que c’est un mouvement sans représentant, mais surtout parce qu’Occupy défie l’idée même de représentation. La parole y est portée par tous, également, singulièrement, différemment. C’est sans doute le micro humain, inventé en réponse à l’interdiction d’utiliser des haut-parleurs dans les villes, qui illustre le mieux la manière dont la parole se propage. La personne qui désire parler fait un test de micro (mic check) que la foule reprend en chœur. Pour être entendues, les annonces doivent être brèves et découpées en petits segments. L’entourage immédiat fait écho à la personne qui parle pour que les plus éloignés puissent entendre. Personne n’a le monopole du discours. La parole se donne librement, se transforme, parasitée, arrive rarement intacte à destination, se passe sans intermédiaire privilégié. Pas d’intercession, pas d’interposition, pas d’interdit. Ou plutôt, tout devient intercession. C’est une sensation enivrante, que d’être tout entier vecteur du message d’un autre. On ne sait qu’à moitié ce qu’on crie qu’au moment où on le crie, et cependant le micro humain ne sert pas à réciter des slogans préfabriqués. Il ne s’agit pas d’adopter sans réserve le discours d’autrui mais, l’espace d’un instant, de faire corps avec celui qui parle et ceux qui répètent.

LE PROBLEME

Décrire Occupy est une gageure. Si les médias traditionnels ont été incapables de prendre la pleine mesure de ce mouvement, ce n’est pas uniquement parce que son histoire se faisait au moment où ils tentaient de l’écrire, et moins encore parce que ce mouvement n’était qu’un caprice de jeunes désœuvrés et sans conscience politique, comme on l’a entendu dire. Non, c’est la nature même d’Occupy qui résiste à la description. Nous sommes habitués à aborder les événements de l’extérieur et à les comprendre en leur attribuant une origine, une fin, un motif, un sens. Or Occupy ne se laisse pas réduire à une série de tenants et d’aboutissants : pas de causes facilement identifiables, pas d’ordres du jour univoques, aucune échéance. C’est d’ailleurs ce flou que les médias ont reproché au mouvement : qui sont ces manifestants ? que veulent-ils ? quelles sont leurs revendications ? leurs objectifs ? Au grand agacement des journalistes, les manifestants tantôt se contredisent, tantôt semblent incapables de donner une réponse satisfaisante. Dans cette confusion pourtant se trouve l’originalité et la force d’Occupy.

Des revendications, ils n’en manquent pas, mais ce que réclament ces manifestants ne peut être formulé de façon traditionnelle. Ordres du jour, projets, échéances, objectifs : c’est le vocabulaire de Wall Street et du monde de la finance. Ces termes supposent une temporalité prévisible et chiffrable. C’est le temps de la spéculation, mais aussi d’un certain type de narration linéaire, qui envisage les événements comme imbriqués dans un enchaînement inéluctable de causes et de conséquences. Résolument obscur, Occupy échappe à cette logique comptable et contable. On ne peut pas en faire le récit, du moins, pas de façon chronologique. Il n’y a pas d’« histoire » de ce mouvement, pas d’album de naissance, pas de happy ending, pas de héros ni de grand méchant. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a rien à en dire. Au contraire, il est crucial d’en parler et de se demander à quoi il correspond, précisément parce qu’il apparaît insaisissable et confus, que personne ne l’avait vu venir et qu’on ne sait pas où il va.

Bien entendu, il n’est pas impossible de trouver des explications à son émergence. On a mis en avant ses liens de parenté avec le Printemps arabe et les manifestations pacifiques des Indignés qui se sont propagées un peu partout dans le monde au cours des derniers mois. On a également invoqué la « crise » financière de 2008, qui a mis au jour les dysfonctionnements systémiques de l’économie néolibérale dont Wall Street est le modèle. On pourrait, on devrait, mettre en évidence les ressemblances de ce mouvement avec la Marche des Salopes (Slutwalk) et maintenant le Printemps Érable, ainsi que d’autres protestations pacifiques qui n’ont pas connu le même succès médiatique. Même si Occupy est sensiblement ancré à gauche, il ne faut pas non plus négliger les similitudes que le succès soudain de cette contestation populaire partage avec l’émergence subite du Tea Party au lendemain de l’élection de Barack Obama à la Maison Blanche. Là n’est pas le propos de cet essai. L’idée est plutôt de comprendre ce qui fait la spécificité du mouvement en se penchant d’une part sur le contexte spécifique dans lequel il a émergé et d’autre part en renonçant à le saisir par les faits ou par le calendrier.

Afin d’éviter le piège du récit chronologique, l’idéal serait de sonder le mouvement de l’intérieur, en l’abordant par exemple à travers son vocabulaire. Il ne s’agirait pas de réduire Occupy à une série de slogans, mais plutôt de se demander comment le mouvement se présente à lui-même. Ainsi, que veut dire le verbe occupy ? Comment peut-on occuper un lieu public, qui appartient en principe à la communauté ? Comment rendre compte du succès du cri de ralliement « This is what democracy looks like » ? Quelles sont les implications de la logique ostensiblement comptable du fameux « We are the 99% » ? Qui fait partie de cette majorité minoritaire, et qui en est exclu ? C’est à partir de ces mots glanés lors des manifestations, sur les pancartes et sur les réseaux sociaux que peut se révéler, au sens photographique du terme, une autre image d’Occupy. Image mouvante, mobile, floue, sans doute, mais, on peut l’espérer, en mesure d’être un peu plus fidèle à la réalité de ce « mouvement ».

FRAGMENTS D’UN PORTRAIT AMOUREUX

En octobre 2011, le philosophe slovène Slavoj Žižek est venu faire une courte apparition pour soutenir le jeune mouvement Occupy Wall Street. Il a raconté aux manifestants une histoire drôle sur un Allemand de l’Est envoyé dans un camp en Sibérie. Sachant que son courrier serait lu par des censeurs, l’homme avait convenu avec ses amis d’établir un code : « si la lettre est écrite à l’encre bleue, ce que j’écris est vrai, si c’est à l’encre rouge, ce n’est pas vrai. » Un mois plus tard, ses amis recevaient une lettre écrite entièrement à l’encre bleue : « Tout est formidable ici. Les cinémas passent de bons films occidentaux, les appartements sont spacieux et les magasins sont bien achalandés. La seule chose qu’on n’y trouve pas, c’est de l’encre rouge. » C’est ainsi que nous vivons dans les démocraties néo-libérales, explique Žižek. Nous avons tout ce dont nous pouvons rêver, sauf « le langage pour articuler notre non-liberté ». « C’est là ce que vous faites », a dit Žižek aux manifestants : « Vous nous donnez à tous de l’encre rouge ».

Mais ne vous réjouissez pas trop vite, a-t-il ajouté, car la tâche qui vous incombe est immense. Žižek a mis en garde les manifestants : « Don’t fall in love with yourselves. » Ne tombez pas amoureux de vous-mêmes, ne vous complaisez pas dans une petite révolte sans envergure qui n’aurait d’autre effet que de vous rassurer provisoirement sur vos capacités d’indignation et sur votre engagement démocratique. Žižek appelle un mouvement plus radical. Il a peur qu’Occupy soit un non-événement, une pseudo-révolution sans motivation et sans conséquences réelles. Le risque qu’Occupy ne soit qu’une vaguelette plutôt qu’un raz-de-marée n’est pas infondé, mais il est trop facile de jouer les Cassandre en jugeant le mouvement de l’extérieur (yourselves, et non ourselves). « Ne tombez pas amoureux de vous-mêmes ! » Moins un message d’encouragement qu’une menace.

Le problème, c’est que Žižek n’a rien compris à la spécificité de ce mouvement. Il ressort les mêmes plaisanteries, propose d’appliquer les mêmes vieilles recettes et agite les mêmes épouvantails pour affirmer après-coup, une fois la révolution manquée, qu’il nous l’avait bien dit. La blague de l’encre rouge est éloquente. Vouloir changer d’encre plutôt que de discours suppose, pour le dire avec la poétesse Audre Lorde, que « jamais les outils du maître ne démantèleront la maison du maître ». Une telle radicalité se comprend dans le cadre d’une réflexion sur la place que le féminisme américain faisait à la question raciale dans les années soixante-dix. Beaucoup moins pour décrire Occupy.

Ce qui s’est passé l’année dernière à Zuccotti Park et dans les campements installés dans des dizaines de villes américaines témoigne clairement d’une volonté de tout changer. Oui, mais ce changement ne peut se faire avec le vocabulaire usé d’une rupture nette et définitive avec un système perçu comme corrompu et inégalitaire. Avoir recours à la métaphore de l’encre rouge, c’est faire preuve au mieux d’un utopisme satisfait, au pire d’un mépris ignorant face à la mobilisation et à la prise de conscience démocratique à l’œuvre dans le mouvement. Et suggérer qu’Occupy n’est pas révolutionnaire au sens que l’entend Žižek, cela ne veut pas dire pour autant qu’Occupy n’est pas la manifestation d’un changement profond. Simplement, il s’agit moins de revendiquer une rupture absolue avec l’idéologie dominante qu’une réévaluation sans concession de nos responsabilités et de nos complicités.

À la promesse creuse d’une altérité radicale – d’une énième « crise », au sens étymologique de coupure ou de moment décisif qui détermine un avant et un après – Occupy oppose la réarticulation infinie d’une réalité donnée. C’est en ce sens me semble-t-il qu’il faut entendre le message d’amour que Naomi Klein, venue quelques jours avant Žižek, était venue adresser aux occupants. En leur disant I love you, Klein se compte parmi les manifestants. Elle s’implique dans le mouvement. Tombez amoureux de vous-mêmes, dit-elle, aimez-vous. S’aimer, ce n’est pas faire preuve de narcissisme ou de sentimentalisme béat. Au contraire, le message de Klein résonne puissamment au pays d’Emerson et de Thoreau. Faites-vous confiance, devenez pleinement vous-mêmes, et alors vous aurez fait quelque chose pour votre communauté. L’amour comme arme politique. L’idée serait reconstruire un en-commun à partir de cette confiance en soi (self-reliance) retrouvée, se réapproprier un espace qui en principe n’appartient à personne en particulier mais qui a été annexé par le fameux 1%. Réinvestir cet espace commun, l’occuper, dans tous les sens de ce verbe, voilà le non-programme d’Occupy.

THIS IS WHAT DEMOCRACY LOOKS LIKE

Pourquoi occupy ? Pourquoi ce verbe ? D’abord, peut-être, parce qu’il est difficile de déterminer si c’est un verbe d’action ou un verbe d’état. On occupe un territoire comme on occupe une fonction ou un logement. Quand il est réflexif, le verbe occuper a un usage bien particulier : on s’occupe pour meubler son temps, pour ne pas être oisif. Il ne s’agit pas alors d’une occupation professionnelle mais au contraire de « remplir » un temps qui apparaît libre ou vide. Dès lors, occuper désigne une activité par nature secondaire et négligeable. De façon tantôt provocatrice tantôt ironique, Occupy évoque et invoque toutes les valences de ce verbe.

De toute évidence, le verbe occupy fait avant tout allusion à une logique impérialiste. Il est question d’occuper un territoire, de s’en emparer. Bien que le terme possède une connotation martiale, Occupy est un mouvement résolument pacifiste, et c’est d’ailleurs là son génie : peut-on parler d’occupation, quand la plupart des places et parcs investis sont des lieux publics ou des espaces ouverts à tous, en principe du moins ? D’emblée, le terme est en décalage avec la situation qu’il désigne. En s’installant au cœur des villes, les occupants ont voulu montrer que celles-ci ne leur appartenaient plus. Le « centre » des villes est devenu proprement inhabitable. Si on s’intéresse au cas particulier de New York City, il est clair que Wall Street n’est plus une rue mais avant tout un lieu inhospitalier entièrement voué à la spéculation financière. De même, Zuccotti Park, où les manifestants ont élu domicile, n’a de parc que le nom. On y passe, mais on n’y reste pas. C’est entre autres choses cela que les occupants rendent manifeste. La logique néolibérale est fondée sur le double principe de la circulation ininterrompue des richesses et de l’inviolable sacralité de la propriété privée. On remplace les lieux communs par des temples impénétrables qui régulent le passage incessant des capitaux entre les grandes fortunes. Le problème n’est pas tant le caractère incessant des échanges, mais le fait que ces échanges aient été privatisés et sont désormais le privilège exclusif d’une minorité majoritaire. Circulez, y’a rien à voir.

Certains ont malgré tout décidé de rester, de résister en restant sur place. Pour changer, ce n’était pas les clochards, que l’on a pris l’habitude de voir et qu’on ne voit plus guère, mais des gens « ordinaires ». On a accusé les occupants d’être sales et de polluer l’espace public, comme si on les soupçonnait de vouloir marquer un territoire où ils étaient devenus indésirables. Une telle stigmatisation en dit plus long sur les autorités que sur les manifestants. Car l’enjeu n’est pas tant de se réapproprier un territoire – Occupy remet profondément en question la logique de la propriété – mais plutôt de faire en sorte que l’attention se porte sur les irresponsables de la crise financière et sociale. Si Wall Street a été « occupé », c’est plutôt comme on occupe un ennemi trop puissant, en faisant diversion. Occupy est avant tout un révélateur : sa force est une force d’inertie, qui rend visibles les forces latentes qui s’y opposent. Ce « mouvement » est d’abord une forme d’immobilisme. Non pas un conservatisme, mais un grain de sable visant à faire s’enrayer une machine devenue folle. En investissant un lieu inhospitalier, les occupants ont rappelé que toute occupation est par essence temporaire, précaire et violente. Prêter attention aux traces qu’ils laissent en occupant un lieu, se préoccuper des « marques » qui trahissent leur passage, c’est aussi s’attacher à déconstruire la logique prédatrice qui sanctionne un marché qui, lui aussi, marque son territoire à grands coups de marketing. Occuper vient d’ob capere, saisir, obtenir. Occupy rappelle que cette logique d’appropriation peut être retournée contre l’occupant « légitime ».

« This is what democracy looks like ! », « C’est à ça que ressemble la démocratie ! », entendait-on scander dans les rues à New York, à Providence, à Milwaukee, à Fairbanks, à Houston et ailleurs. À quoi ce « ça » fait-il référence ? Difficile à dire. Quand le slogan ne désigne pas ironiquement les agissements de Wall Street, c’est sans doute au groupe de manifestants qui le reprennent en chœur qu’il fait allusion. Cette réflexivité est intéressante, car l’usage du déictique suppose une distance entre l’énonciateur et l’énoncé, entre la personne qui montre et l’objet montré. Or ici, c’est l’énonciateur qui est énoncé. La foule se montre du doigt. Leçon de démocratie en action, par l’action. Le langage performatif, qui dit ce qu’il fait et fait ce qu’il dit, est intimement lié à une réalité qui se représente comme éphémère et précaire. Ce slogan ne revendique rien sinon une réévaluation de ce qu’est, de ce dont a l’air, la démocratie. Revendiquer un droit à la parole et à la représentation politique (looks like) est essentiel à l’idée de démocratie. Mieux, ce droit constitue la démocratie à condition qu’il soit revendiqué. C’est par la revendication – une revendication sans revendications (claim plutôt que reclamation) –, dans un certain usage de la parole et à travers une certaine idée de la représentation, que s’accomplit l’acte démocratique. Suivant la philosophe américaine Judith Butler, on peut dire qu’Occupy est un accomplissement, au sens actif de réalisation ou de mise en pratique (enactment), des mots « We the people » qui inaugurent la constitution des États-Unis.

Un article d’Antoine Traisnel