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Entretien avec Antoine Bargel, traducteur de « Pour les femmes »

David Meulemans, président des Forges de Vulcain, pose quelques questions à Antoine Bargel, traducteur de « Pour les femmes » de Thomas Rain Crowe.

DM : Tu connais Thomas Rain Crowe depuis plusieurs années : à tes yeux, en quoi ressemble-t-il au protagoniste de « Pour les femmes ? »

AB : Dans la vie comme dans Pour les femmes, Thomas est de bien des façons un personnage romantique, en quête d’idéal. Un idéal souvent amoureux, féminin, mais aussi un idéal de vie, la recherche d’une existence cohérente, sans avoir peur des conséquences. C’est en partie ce qui fait le sel des histoires d’amour racontées dans Pour les femmes : on voit Thomas s’y lancer à cœur et à corps perdu, si j’ose dire, et aller jusqu’au bout de l’expérience amoureuse. Dans un autre domaine, c’est à mes yeux un similaire souci de cohérence qui a amené Thomas, impliqué dans la naissance du mouvement biorégionaliste, à vivre plusieurs années seul dans une cabane au milieu des montagnes de Caroline du Nord, et encore aujourd’hui à cultiver son champ et à s’impliquer dans la préservation du patrimoine Cherokee – comme tu pourras le lire dans son essai sur le sacré, que je suis en train de traduire pour le site internet des Forges.

DM : Justement, tu as rendu visite à Thomas en Caroline du Nord l’année dernière, peux-tu nous raconter un petit peu ce que tu as découvert à cette occasion ?

AB : Il y aurait beaucoup à raconter… Par rapport à la tour en bois décrite dans Pour les femmes, Thomas habite aujourd’hui sur l’autre versant de la même montagne, près d’une rivière. D’un côté de la maison, il y a les champs d’où provient l’essentiel de sa nourriture ; de l’autre, un jardin zen qu’il entretient méticuleusement ; l’intérieur, qu’il partage avec celle qu’on devine être la « Bennie » de Pour les femmes, allie un charme rustique au destin de ces deux écrivains et traducteurs : des montagnes de livres. A l’étage, le bureau de Thomas contient une archive incroyable de la poésie américaine des années 60 à nos jours – et encore, c’est ce qu’il en reste alors que l’essentiel est conservé par la bibliothèque de Duke University.

Mais mon meilleur souvenir de cette visite est lorsque Thomas nous a emmené (avec « Bennie » et mon amie Alexis) voir une magnifique chute d’eau au milieu de la forêt. On suivait une ancienne piste indienne, reconnaissable au fait que de temps en temps, une branche d’arbre qui devrait pousser à l’horizontale fait un coude abrupt et s’élève à la verticale : c’est qu’elle a été courbée et attachée ainsi il y a longtemps, assez longtemps pour qu’elle tienne à présent d’elle-même cette forme reconnaissable de loin dans le fouillis des branchages. En suivant ce jeu de piste, qui symbolise bien l’action harmonieuse de l’homme sur la nature telle que Thomas la décrit dans ses essais (on est loin des panneaux indicateurs à réflecteurs catadioptriques qu’on trouve dans certains parcs naturels…), on arrive à la chute d’eau, des masses d’écume majestueuse et des bassins entre de grands rochers, le mouvement incessant de l’eau toujours changeante et toujours identique. Il paraît qu’à une époque les indiens qui habitaient ces montagnes y venaient à la fois prier et se laver, ce qui personnellement me semble très logique.

Ce souvenir, cet endroit dans cette forêt, c’est ce qui me permet de comprendre les théories écologistes et biorégionalistes de Thomas : ce ne sont pas que des théories, c’est basé sur une expérience réelle, sur un rapport à la nature qui est précieux et qui vaut d’être préservé.

DM : Pour en venir à ta traduction de « Pour les femmes », comment ce rapport personnel à l’auteur a-t-il influencé ton travail ?

AB : J’ai rencontré Thomas en 2005, à Lyon, à l’occasion d’une série de lectures où il présentait avec ses collègues « baby-beats » (poètes du San Francisco des années 70) l’anthologie bilingue que Mathias de Breyne leur a consacrée. Autour de quelques verres après la lecture, Thomas a raconté qu’il cherchait depuis longtemps la trace du poète français Hugh-Alain Dal, dont il avait trouvé un ouvrage par hasard à San Francisco des années plus tôt et qu’il avait traduit et publié aux Etats-Unis. Peu après, en faisant des recherches universitaires à la BNF, j’ai retrouvé d’autres textes de Dal, et j’ai donc repris contact avec Thomas pour lui en parler. En fin de compte, nous avons co-traduit ces textes (publiés à la Main Courante sous le titre Poèmes d’une vie perdue, car on n’a encore rien retrouvé de Dal à part ces poèmes), en critiquant et en améliorant à chaque fois nos versions respectives, jusqu’à ce que le poète américain, chargé de produire un texte vivant en anglais, et le poète français, chargé de veiller à la précision de la traduction, soient d’accord. Ces discussions m’ont donné un accès privilégié à la fabrique poétique de Thomas, à la façon dont il pense sa langue et le travail de la traduction. Lorsque le moment est venu pour moi de traduire l’écriture de Thomas, j’avais ainsi une assez bonne perception de son travail, et aussi de ce qu’il attendait de son traducteur. Une des difficultés principales était de rendre en français une langue dont les tournures et les inflexions appartiennent à la tradition du récit oral, des histoires qu’on se raconte au coin du feu, entre amis : il a souvent fallu bousculer la syntaxe originale pour faire vivre cet esprit d’oralité, et le fait d’avoir la confiance de l’auteur m’y a beaucoup aidé.

DM : Merci, Antoine. Je rappelle que ta traduction de l’essai de Thomas Rain Crowe intitulé « Ce qui est sacré », récemment primé aux Eco Arts Awards américains, sera disponible sur le site internet des Forges de Vulcain à la fin du mois.