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Episodes 170 à 174 du « Journal d’un copiste » de François Szabowski

Suite de la publication en feuilleton du « Journal d’un copiste » de François Szabowski, dont les 180 premiers épisodes ont été édités par les Editions Aux forges de Vulcain sous le titre de « Les femmes n’aiment pas les hommes qui boivent ».

[Chaque lundi, retrouvez cinq nouveaux épisodes du Journal d’un copiste de François Szabowski, dont les 180 premiers épisodes sont rassemblés dans Les femmes n’aiment pas les hommes qui boivent, disponible ici.]

170. Rien n’est plus laid qu’un enfant heureux

Je suis retourné aujourd’hui voir la propriétaire, car c’est vrai que notre passion est dévorante et ne nous laisse pas en paix. Nous avons discuté longuement dans le lit et je constate avec plaisir qu’en son for intérieur les barrières morales cèdent peu à peu face à la force de notre amour. Elle était très douce en dépit de son arthrite, je tendais régulièrement la main vers la bouteille de rhum que j’avais laissée sur la table de chevet, et elle s’est excusée platement pour l’épisode malheureux de la veille avec son mari, qui m’avait mis dans une situation pour le moins inconfortable. Elle avait été prise de court, il ne rentrait jamais aussi tôt d’habitude et elle m’a dit que c’était vraiment un ivrogne, elle se demandait comment elle faisait pour continuer à le supporter et vivre ainsi quotidiennement dans un mensonge à elle-même. Elle m’a dit d’une voix triste que tout aurait pu être différent si elle n’était pas si vieille et elle évitait mon regard, mais je lui ai répondu le verre à la main que l’amour n’avait pas d’âge et que j’avais moi-même déjà des rides, je me suis penché vers elle pour l’embrasser, et je voyais les yeux mi-clos comment sa bouche souriait sous mes baisers.
J’ai donc dû rester une heure de plus et je sortais à peine de la douche quand Clémence est rentrée. Elle était livide de me voir prendre une douche à cette heure de la journée et s’est mise à balbutier qu’elle comprenait mieux maintenant pourquoi je la repoussais le soir, mais quand je lui ai répondu qu’on ne pouvait rien lui cacher et qu’effectivement j’étais allé voir la propriétaire en douce pour avoir des rapports sexuels avec elle derrière son dos, que c’était une histoire sérieuse et qu’elle allait bientôt chasser son mari, Clémence s’est mise à rire et s’est excusée aussitôt pour sa paranoïa, elle ne savait pas ce qui lui avait pris. Elle s’est radoucie tout à fait et a proposé de boire un petit apéritif, j’étais déjà très fatigué mais j’ai accepté par politesse, et Clémence, très vive à nouveau, a tenu à me montrer sur l’écran de son appareil les photos qu’elle avait prises les jours derniers. Elle m’a dit qu’elle avait tout le temps son appareil avec elle et qu’elle prenait des photos partout, dans la rue, le métro, même au travail, parfois, quand il n’y avait plus personne dans les couloirs. Elle m’a demandé mon avis et j’ai dit que c’était très ressemblant, on reconnaissait bien les lieux, mais à vrai dire sa technique laissait encore à désirer, car beaucoup de photographies étaient floues et ne formaient qu’une sorte d’amas de couleurs, les portraits souvent étaient ratés eux aussi car le corps n’apparaissait pas en entier, et sur certaines photos le cadre était carrément de travers et Clémence riait beaucoup en me disant que c’était fait exprès et que c’était ça qui était intéressant. J’ai souri d’un air poli, mais ces enfantillages me font vraiment de la peine. Quelle horreur que de voir un être humain ainsi déchoir. Elle a continué à travailler ses photos tard dans la soirée sur son ordinateur, et j’ai eu beau lui dire qu’il était peut-être temps qu’elle aille se coucher si elle ne voulait pas être trop fatiguée pour le bureau demain matin, elle a fait un geste négligent de la main en souriant et a continué son travail. J’ai haussé les sourcils, atterré, et je me suis dit qu’elle était loin, décidément, la Clémence que j’avais tant aimée.

171. Il y a vraiment des gens qui vivent trop vieux

La situation actuelle me laisse perplexe et j’évolue entre deux eaux, puisque je sais que je serai chassé, mais que Clémence ne m’a pas dit quand, et ne m’a même pas encore parlé de tout cela officiellement. Je me demande ce qu’elle attend, et à quoi rime tout ce jeu. Attend-elle une réponse précise de mon successeur ? Y a-t-il une date butoir, une quelconque échéance qui la bloque dans ses démarches ? Toujours est-il que c’est pour moi une situation de stress que de voir ainsi Clémence souffler le chaud et le froid. C’est difficile nerveusement, mais malheureusement je n’ai pas d’autre choix que d’attendre, et de prendre mon mal en patience. Je me prépare aussi psychologiquement à tous ces changements à venir en imaginant à quoi pourrait ressembler ma vie commune avec la propriétaire, dans son grand trois-pièces. J’essaie de me visualiser vivant au jour le jour dans cet appartement, prenant mon petit déjeuner sur cette toile cirée de la cuisine, avec ces motifs de guirlandes de roses et de fruits des bois enserrant pots de confiture et croissants, face au portrait de leur défunt chat Pirate que Rose a réalisé en canevas ; lire le journal dans le canapé du salon, chaussons aux pieds, face à la grande télévision posée sur son napperon, dans un décor où souffle l’esprit de la liberté et de la nature, puisque reproductions de chevaux fougueux côtoient cerfs et bouquetins au contact incessant des faisans (ou sont-ce des perdreaux ?) qui gazouillent à l’infini sur le papier peint mural ; ou passer de longues nuits lourdes, sur le matelas dodu de la chambre à coucher tapissé d’épaisses et innombrables couvertures parfumées au senteurs de Provence, avec à mes côtés la chère Rose qui ronfle, car oui, elle s’est déjà assoupie quelques fois après nos étreintes et j’ai pu constater chez elle cet embarras nasal que je jugulerai par pincements de nez et autres bourrades si les cachetons de cire ne suffisent pas. Ce tableau a tout pour me combler, et Rose, je crois – même si elle est peut-être encore loin de l’admettre – n’y serait pas hostile non plus. L’obstacle, évidemment, c’est Edmond, son mari. Le mufle a l’air bien à sa place, et Rose a déjà beaucoup laissé faire. C’est le hic. J’en étais là de mes réflexions quand soudain le téléphone a sonné vers midi et c’était Agathe : elle pouvait me voir demain si j’avais le temps et me proposait de nous retrouver vers 15h, elle ne travaillait qu’en matinée le mardi et sa prof de gym était en congé. J’ai fait une plaisanterie un peu malheureuse sur la gymnastique pour lui donner mon accord, mais je lui ai dit qu’elle avait mal entendu et je me suis rattrapé en parlant des poèmes, et elle m’a confirmé qu’elle serait très heureuse de les lire, sa voix chantait à nouveau et j’étais soulagé, car je ne voulais pas qu’elle reste sur une mauvaise impression avant notre rencontre de demain. J’ai filé tout de suite à mon bureau pour mettre le point final aux poèmes, j’ai rajouté une dédicace, et, dans un mouvement d’inspiration, j’ai dessiné autour des textes quelques guirlandes de cœurs propres à souligner – au cas où peut-être les poèmes ne seraient pas suffisamment explicites – le caractère sentimental du contenu des textes. Tout est en place. Il n’y a plus qu’à.

172. Chasser tue

J’ai passé bien entendu la matinée dans un état de grande fébrilité, car j’avais conscience que c’était une part importante de mon destin qui allait sans doute se jouer aujourd’hui, et j’ai fait les cent pas dans l’appartement, bouillonnant d’espoirs et de craintes en attendant quinze heures. Je suis finalement arrivé en avance à la brasserie où Agathe m’avait donné rendez-vous, et j’ai passé une heure à observer d’un œil anxieux les allées et venues des passants à la recherche de sa silhouette, un verre de calva à la main pour conjurer mon impatience. Elle est arrivée majestueuse et court-vêtue avec une petite dizaine de minutes de retard, ses longues bottes luisaient et je lui ai dit dans une grand sourire en lui indiquant ma montre que ce n’était pas grave si elle était un peu en retard car elle était magnifique de beauté, et qu’à la beauté on pouvait tout pardonner, même la grossièreté ce qui n’était pas son cas, puisque dix minutes, en somme, ce n’était pas ce qu’on pouvait appeler un gros retard. Elle a eu un sourire étonné, j’avais chaud et je lui ai proposé de boire un calva, c’était une boisson très revigorante en ces périodes de froid et par ailleurs très adéquate eu égard aux poèmes montagneux qu’elle m’avait inspirés et que je désignai en posant ma main à plat sur la liasse de feuillets posée à côté de mon verre. Elle m’a dit en faisant la moue qu’il était un peu tôt pour le calva et qu’un café suffirait largement, je suis entré tout de suite dans le vif du sujet et je lui ai tendu la liasse de poèmes d’une main tremblante en lui disant que mon âme était un geyser et avait hâte de savoir comment son cœur et ses yeux de poète recevraient cet humble hommage. Elle a rougi en disant qu’elle aimait beaucoup la poésie, mais qu’elle n’était pas poète et surtout qu’elle ne serait jamais capable d’écrire autant que moi, et qui plus est à une telle vitesse. J’ai battu des paupières avec modestie, et elle s’est rehaussée en souriant avant de se plonger dans les textes. Elle a commencé par froncer les sourcils, puis à partir de la deuxième page son visage s’est mise à trembler, et à la fin de la troisième elle a été prise d’un violent fou rire qu’elle a tout fait pour essayer de contrôler mais c’était en vain, elle était courbée en deux la main devant la bouche et s’excusait sans cesse, elle a fini par recouvrer son calme et a repris sa lecture en se mordant les lèvres, tournant les feuilles les unes après les autres d’un air interdit, mais quand elle a relevé la tête vers moi alors que j’étais en train de l’observer, le visage crispé, un verre de calva à la main et le manche à balai dans l’autre, le fou rire l’a repris et les larmes ont fini par couler. Je lui ai tendu un mouchoir, puis une fois remise elle m’a expliqué qu’elle était désolée. Elle ne s’était pas du tout attendue à ça, elle pensait que ce serait quelque chose de sérieux et elle avait été prise complètement de court. Elle était très charmée, bien sûr, parce que c’était très drôle, mais c’était tellement original, fou, elle bafouillait et me regardait en souriant, gênée, je lui ai répondu, surpris, que je ne voyais pas ce que cela avait de drôle et que ce n’était là que l’expression de mon cœur et que l’amour pouvait aussi être une douleur et qu’il n’y avait pas de quoi rire. Elle m’a regardé d’un air ambigu, le sourire aux lèvres, puis, d’une voix calme, elle m’a demandé si Clémence était au courant. Je lui ai dit la vérité, à savoir que c’était ma vie privée et que Clémence n’avait pas à tout savoir, elle a baissé les yeux et m’a dit que j’étais gonflé, et que c’était la première fois qu’on lui faisait la cour comme ça. Elle a ajouté que j’étais vraiment quelqu’un d’original, de bizarre, même, et elle a ri en montrant mon manche à balai. J’ai haussé les épaules car je voyais qu’elle cherchait à s’éloigner du sujet, et je lui ai répondu qu’il n’y avait rien de bizarre à avoir un balai pour se protéger, et à écrire des poèmes à une femme belle pour lui exprimer son amour et son désir de vivre avec elle dans la maison dont elle venait de faire l’acquisition, que je n’avais jamais vue en réalité mais à en juger par l’élégance de sa propriétaire je me disais que ce devait être une belle maison dans laquelle il faisait bon vivre et où il devait y avoir tout le confort, même si pour ma part à vrai dire je me contentais de peu et avais seulement besoin d’une pièce pour écrire, ce dont sa maison, j’étais sûr, ne devait pas manquer. Elle a éclaté de rire et m’a dit qu’elle était mariée, elle était très surprise car elle pensait que je l’avais invitée pour parler de poésie et non de déménagement, et que en réalité tout cela était un peu embarrassant par rapport à Clémence. Je lui ai répondu, piqué au vif, que tout cela le sera moins quand elle aura chassé son mari et que nous vivrons ensemble dans le bonheur, les larmes me sont montées aux yeux et elle m’a regardée d’un air interloqué puis s’est mise à secouer la tête en souriant et m’a dit, tout en rassemblant ses affaires, qu’elle était pressée et qu’elle allait devoir partir. Je me suis levé pour essayer de la retenir mais elle était décidée et son sourire gêné était glaçant, je lui ai demandé si elle ne voulait pas au moins prendre les poèmes avec elle en souvenir de notre histoire, elle a secoué la tête à nouveau, d’un air toujours aussi déconcerté, et m’a dit en souriant qu’elle ne préférait pas. Elle est sortie du bar comme un souffle de vent et je l’ai regardée s’éloigner d’un pas vif sur le trottoir. La liasse de poèmes gisait éparse sur la table, je pleurais de rage car je m’étais trompé sur le compte de cette femme sans cœur et j’ai commandé un autre calva, regardant par la fenêtre d’un œil mort en tapant nerveusement du manche à balai sur le sol.

173. L’appétit vient en jeûnant

La piste d’Agathe s’est révélée très décevante. J’avais cru, je ne sais pourquoi, que j’avais affaire à une femme d’élite, qui ne vivait que pour l’art et les choses de l’esprit, méprisant les conventions et ce sordide attachement qu’ont les hommes à l’argent. Elle s’est avérée finalement très banale, commune, engoncée dans de vieux principes désuets et vulgaires. Misère. Je ne dis pas qu’il faut là abandonner toute démarche dans sa direction, mais enfin étant donné l’urgence du moment il est clair qu’il vaut mieux insister sur ce qui est déjà en place. Je suis donc aujourd’hui allé fureter du côté de la gare, et, comme je m’y attendais, c’est à l’Extérieur Quai, le bar ouvert 23 heures sur 24 qui longe la gare, que j’ai fini par trouver Edmond. Je me suis approché d’abord timidement, progressant de mètre en mètre sur le comptoir, mais le regard qu’il posait sur moi était aussi neutre que celui qu’il destinait au serveur, au flipper, ou à la tête de taureau qui orne la salle, et j’ai donc compris qu’il ne m’avait pas reconnu. C’est un homme qui manifestement a une grande expérience de l’alcoolisme. Ce n’est pas un esprit frondeur, amateur de bravades et autres coups d’éclat. C’est un artisan discret, besogneux et appliqué, qui abat son travail sans émotion, mais n’est pas non plus dépourvu d’une certaine forme de jovialité, tant il semble en permanence être bercé par une petite musique intérieure qu’il se chantonne d’un mouvement imperceptible des lèvres. Et il ne manque pas par ailleurs d’adresser de petits clins d’œil en direction qui du serveur, qui des autres clients quand ceux-ci, dans un soupir ou un brusque éclat de voix, se laissent aller à un sarcasme bien senti. J’ai tenté une approche au moyen du journal qui traînait à côté de lui sur le comptoir, la gazette regorgeait de faits divers édifiants et nous n’avons pas tardé à lier conversation. De verre en verre notre intimité a grandi et nous en sommes venus rapidement à parler des femmes, de leurs attraits indéniables et de leurs insupportables défauts. J’étais, bien entendu, un amateur du beau sexe, mais ma vie en la matière ne m’avait laissé que des sentiments amers et je lui ai avoué que si la compagnie des femmes était grisante pour les sens, à vrai dire j’avais du mal à les supporter au-delà des étreintes, et la vie commune avec elles me pesait. À l’heure actuelle je préférais vivre seul, libre de butiner tel le bouc dans la vallée, et de fait changer régulièrement de partenaire convenait beaucoup mieux à mon caractère. Il fallait jouir, ni plus ni moins, et la vie commune malheureusement menait plus souvent aux pantoufles qu’à l’extase. Je lui ai resservi un porto et il m’a dit en soupirant qu’il partageait tout à fait ma façon de voir, à ceci près que lui avait choisi les pantoufles et qu’il s’en mordait les doigts. Il était marié depuis quarante ans, et, passées les premières semaines de faste, sa femme s’était rapidement transformée en rombière étriquée, absorbée par l’épluchage des légumes et l’entretien du foyer, délaissant à jamais le corps de son mari au profit de la broderie. Elle n’était pas portée sur la chose, c’était comme ça, il savait qu’il avait fait le mauvais choix et qu’il aurait dû faire comme son frère, qui tenait un cabaret dans la Nièvre, et qui lui en racontait des salées quand il venait le voir à Paris. Il était toujours en costume, parfumé. Il avait cinq ans de plus que lui et il en paraissait dix de moins. Il lui avait proposé, pourtant, à l’époque où il commençait, de faire affaire avec lui. Mais il venait de se fiancer, et bon. Edmond avait la larme à l’œil mais l’homme était bavard et il était tard, j’ai fini ma prune d’un trait et je lui ai dit que j’avais un rancart avec une poule et qu’il fallait que j’y aille. Il a hoché la tête, je lui ai fait un clin d’œil en lui tapant dans le dos, et je lui ai dit que ça m’avait fait bien plaisir de le connaître, et qu’on se reverrait sans doute bientôt. Il m’a salué d’un geste vague de la main, s’est replongé dans son verre et je suis sorti du café, éméché mais radieux, car j’avais établi le contact et j’avais même, je crois, marqué des points. Il ne restait plus qu’à agir.

174. Quand le volcan gronde, il ne sert à rien d’aller remplir des seaux

J’ai l’impression depuis quelque temps d’être partout à la fois, de courir sans cesse d’un point à un autre. Je suis essoufflé, en nage, et c’est vrai que je dors assez peu et que quand mon cerveau s’emballe j’ai parfois du mal à le suivre. C’est le lot des hommes seuls et traqués, qui doivent lutter au quotidien pour leur survie, face à des adversaires multiples et changeants, et sont forcés de s’adapter à chaque instant. Je parviens ainsi, vaille que vaille, à maintenir le cap, et, jusqu’ici en tous cas, à surmonter les obstacles qui se dressent sur ma route. La clé, dans ce type d’affaires, est de s’efforcer en permanence d’avoir un coup d’avance. J’avais donc décidé aujourd’hui de sacrifier ma visite à la propriétaire pour m’occuper du cas Edmond, quand Clémence est rentrée en début d’après-midi, à une heure tout à fait inhabituelle. Je l’ai regardée avec stupeur, car à cette heure-là normalement je suis avec Rose et Dieu sait ce qui ce serait passé si je n’avais pas renoncé à la dernière minute à aller la voir, mais Clémence ne m’a pas laissé le temps de dire un mot et s’est jetée aussitôt dans mes bras, en m’annonçant dans une série de cris haut perchés qu’elle venait de décrocher le mi-temps. Elle sautait sur place, serrait le poing et je l’observais d’un air amusé, car je voyais qu’elle venait de faire une erreur fatale, en dévoilant par cette maladresse que toute cette histoire depuis le début n’était qu’un immonde mensonge et un coup fourré. Ainsi, trois mois à peine après sa prise de poste, elle demandait et obtenait un mi-temps ? C’était trop gros, évidemment, mais Clémence a semblé remarquer l’expression narquoise de mon visage, car elle s’est justifiée aussitôt en m’expliquant que c’était inespéré, c’était fou ! elle avait appris à la machine à café qu’Élise Dubois, la déléguée com à l’export qui travaillait à mi-temps, était tombée enceinte ! et qu’elle allait partir en congé maternité. C’était une opportunité rêvée, et elle avait sauté sur l’occasion car cela faisait longtemps qu’Élise parlait de son désir de fonder une famille, et comme son mari était dentiste il y avait de fortes chances pour qu’elle ne reprenne pas son poste. Clémence de son côté avait fait des études d’anglais et parlait très bien la langue, elle était donc allée aussitôt voir le DRH pour lui dire que ce poste l’intéressait beaucoup et il avait paru surpris mais après tout c’est vrai que Clémence était très portée vers l’international, son profil correspondait bien, aussi, après une heure de palabres, il avait fini par lui donner son accord de principe. C’était un concours de circonstances complètement dingue et cela tombait à pic ! rien n’était encore certain à 100%, bien sûr, mais j’étais loin d’être dupe et j’ai hoché la tête, accablé, en lui disant qu’elle était vraiment une hypocrite et que j’en avais assez ! Si elle voulait me quitter pour s’installer avec Suave ou Poulet elle pouvait me le dire tout de suite et elle n’était pas obligée d’inventer toutes ces histoires délirantes qui étaient le signe d’un esprit non seulement tordu mais aussi très certainement malade. Son visage s’est décomposé car elle voyait que je ne plaisantais pas, et elle m’a dit que j’étais fou et qu’elle ne comprenait pas ce qui me prenait de dire des choses pareilles, ça n’avait aucun sens, et je voyais qu’à l’intérieur d’elle-même elle jubilait car c’était bien là sans doute la dispute qu’elle attendait pour me mettre dehors. Je n’étais sûr de rien encore avec la propriétaire, aussi j’ai préféré temporiser en lui disant que je l’aimais et que j’étais à bout de nerfs. Elle m’a regardé sans comprendre et s’est approchée de moi les larmes aux yeux pour m’enlacer, mais je l’ai repoussée en grimaçant et je lui ai dit que ça suffisait pour aujourd’hui et que j’en avais assez de ce cinéma, et je suis allé m’affaler dans le lit, le nez dans l’oreiller. Je l’ai entendue venir vers moi et s’asseoir sur le lit, mais quand elle a posé sa main sur mon bras je me suis dégagé violemment en criant car je devais avant tout gagner du temps et il ne fallait surtout pas que nous ayons une explication maintenant. Elle a fini par pousser un cri de rage elle aussi et par jurer grossièrement en disant que j’étais une huître à la con et qu’elle en avait marre de mon comportement de merde. Je l’ai entendue prendre son manteau, quelques secondes plus tard la porte a claqué, et j’ai souri d’un air mauvais dans mon oreiller en me disant que, décidément, cette sale hypocrite menait bien sa barque.

A SUIVRE…