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Journée mondiale de la bibliodiversité

Le 21 septembre : journée mondiale de la bibliodiversité

Pour en savoir plus sur la bibliodiversité, rendez-vous ici sur le site de l’alliance internationale des éditeurs indépendants.

L’image qui illustre cette page est issue d’un épisode de la série télévisée The Twilight Zone, « Time enough at Last« , écrit par Lynn Venable et diffusé en janvier 1953.

 

 

Aujourd’hui, lundi 21 septembre, c’est la journée mondiale de la bibliodiversité. Il ne serait pas très original de soutenir que cette bibliodiversité est une bonne chose, donc, ce ne sera pas l’objet des lignes qui suivent. Il serait par contre fécond de faire un point sur ce qu’est cette bibliodiversité, comment elle se manifeste, ce qu’elle implique. Toutefois, n’étant ni chercheur, ni bibliothécaire, ni spécialiste des sciences de l’information, ou économiste de la culture, je n’ai aucune des compétences requises pour faire un tel point. Donc, pas de synthèse au programme. Je vais simplement essayer de faire l’analyse de ce que cette idée peut signifier à ma modeste échelle, d’éditeur français indépendant.

Les forges de Vulcain sont nées en 2010. En 2012, j’avais publié une petite tribune dans la défunte revue RUE89 où j’expliquais que la rentrée littéraire était une mauvaise chose. C’était à l’époque une réflexion un peu abstraite, et sans doute un peu décalée, dans la mesure où les forges étaient encore plus petites que maintenant (donc, extrêmement petites, donc, peu légitimes ou instruites). Mais l’idée était la suivante : beaucoup de maisons publient des romans à la faveur de la rentrée littéraire. Certains titres vont survivre. Voire prospérer. Mais la plupart vont disparaître, condamnés à l’indifférence complète. Rétrospectivement, il y avait sans doute en creux dans ma tribune une colère. Colère, quand on nous parlait des « meilleurs romans de la rentrée » (ce qui, en droit, impliquerait d’avoir lu 700 romans en trois mois, mais signifiait, en fait, en avoir consulté trente, et lu sept). Colère quand la conversation collective, au lieu de parler du plus grand nombre de titres, se concentrait sur un très petit nombre. Colère enfin, quand se développait en moi l’impression que les critères qui déterminaient les vainqueurs de cette lutte pour la survie n’étaient pas des critères esthétiques, mais d’autres critères.

L’ironie veut que, depuis 2016, l’expérience aidant, les forges n’ont eu que de « bonnes » rentrées littéraires. L’éditeur qui pensait que la rentrée littéraire est un suicide collectif, non seulement participait à toutes les rentrées littéraires, mais, désormais, s’en portait fort bien (à sa modeste échelle). Sur le fond, je continue à penser que la rentrée littéraire a de nombreux défauts. C’est une très forte prise de risque : des livres ne décolleront pas, rendant difficile la suite de l’existence de l’auteur en librairie. Les facteurs extra-esthétiques restent très importants dans le déroulement de la rentrée. Sur la forme : je me demande si je n’ai pas juste accepté que ma mission était de développer les forges, pas de penser au bien-être de l’édition en général.

Mais quel rapport avec la bibliodiversité ? La lectrice perspicace aura noté quelques mots (« luttes pour la survie ») ou notions implicites (« concurrence ») qui font signe vers un champ lexical, celui de la théorie de l’évolution. Parler de biblio diversité, c’est appliquer le modèle darwinien à une industrie culturelle. Et la rentrée littéraire est un événement où les forces qui régissent une évolution sont les plus manifestes.

Concrètement, publier un livre, c’est proposer quelque chose. Et l’environnement (composé des libraires, des lectrices, des lecteurs, des bibliothécaires, des organismes de subvention, des diffuseurs, des journalistes, de blogs, etc) décide si cette chose est suffisamment adaptée. Dérive génétique et sélection : les deux mécanismes de l’évolution. Cela étant, une fois qu’on a ainsi simplifié la théorie de l’évolution pour la faire tenir en une ligne, il n’en reste pas grand-chose. Ah, si, il y a peut-être un autre élément à mettre à récupérer : la distinction entre variété et diversité. C’est dans le livre La vie est belle de Stephen Jay Gould, que je découvre la distinction. On pourrait, si j’ai bien compris, dire ceci : la diversité, c’est quand on a beaucoup d’individus différents – la variété, c’est quand les types auxquels ces individus peuvent se rapporter sont nombreux. Dans cette perspective (et si vous êtes biologiste et désirez apporter une correction ou précision, écrivez-moi), nous vivons une époque de forte diversité du vivant (même si une extinction est en cours) mais une période de faible variété. En gros, derrière les millions d’espèces, il n’y a que peu de types de vivants.

En raisonnant par analogie, on pourrait dire que la diversité du paysage éditorial français (le très grand nombre de livres publiés) masque une relative pauvreté de sa variété. Cela étant, est-ce que cette pauvreté est réelle ou simplement apparente ? Prenons un exemple. Quand j’étais au collège, j’avais un ami qui ne jurait que par Stephen King. Gros lecteur, il se refusait toutefois à lire les livres que nos professeurs nous demandaient de lire : pour lui, l’ensemble de la littérature française était un fatras de descriptions sans intérêt et il n’y avait pas de différence entre Balzac, Stendhal, Maupassant, Hugo, Flaubert, Alain-Fournier, Sartre. Je ne partageais pas son avis sur les écrivains français. Mais quelques années plus tard, notamment quand je maugréais contre la rentrée littéraire, j’adoptais à mon insu le même type d’approche : pour moi, la rentrée littéraire était une longue liste de romans et d’écrivains indiscernables les uns des autres, interchangeables.

Toutefois, à force de lire les romans publiés par l’édition indépendante française, je crois être capable de reconnaître la petite touche de chaque maison indépendante (cette maison aime bien les textes tordus, celle-là flirte avec la prose poétique, celle-là aime les écritures neutres, celle-là fait des efforts considérables de maquette, etc.). Mais peut-être que faire ces distinctions n’est qu’une manifestation d’un « narcissisme des petites différences » : en gros, je m’obsède avec ces différences, afin de les accentuer, mais peut-être que ces différences sont très petites, et sans réelle importance. Ainsi, lors d’une tournée en librairie, je rencontre une libraire pour qui l’ensemble de l’édition indépendante française, c’est une sorte d’entité unique, avec une caractéristique commune qui surplombe toutes les autres : des textes exigeants et difficiles à vendre. Heureusement, cette approche n’est pas fréquente dans la librairie, et la plupart des libraires sont curieuses. Toutefois, une approche schématique de la sorte reste logique : il y a tant de livres, pour s’y retrouver, s’orienter vite, on a recours à des schémas. Je serais mal placé pour critiquer cela car je me rends compte que, spontanément, je contourne les piles de livres des grandes maisons d’éditions françaises (et passe donc régulièrement à côté de très bons textes).

On pourrait dire : il y a de bons romans dans toutes les catégories. La rentrée littéraire donne la prime à un certain type de roman (roman réaliste ?) mais on s’en fiche : l’important est qu’au sein de ces romans, il y ait de bons romans. C’est vrai et c’est faux. C’est vrai au sens où un bon roman transcende son genre. C’est faux au sens où un système dont la diversité est faible est un système qui s’appauvrit, un système qui réduit peu à peu son attrait à l’égard des lectrices et lecteurs. On présente souvent l’édition comme un marché de l’offre, et non de la demande. En ce sens, une éditrice ou un éditeur croit en un texte, et cherche à l’imposer aux lectrices et lecteurs. Les éditeurs proposent, les lecteurs disposent (toujours l’évolution). Mais ce que les éditeurs et éditrices proposent est aussi l’effet de deux choses : ce qu’on leur propose à eux, ce qu’ils pensent réussir à vendre aux lectrices et lecteurs. En ce sens, la demande joue sur eux. D’ailleurs : dans l’évolution, l’environnement, c’est aussi les autres individus.

Le danger est : sous couvert d’une grande diversité (en fait un grand nombre de nouveaux titres), on peut avoir une variété faible, et, à terme, un appauvrissement esthétique. Et un désintérêt accru pour la lecture (notez que cette hypothèse ne réfléchit que sur les facteurs internes à la chaîne du livre et non sur les facteurs externes : concurrence avec les autres loisirs, évolution du pouvoir d’achat, démographie, etc. Tout simplement car l’édition a prise sur ces facteurs internes – mais pas sur ces facteurs externes).

Il me semble que c’est ce danger qui est la source de la notion d’ « exception culturelle » : l’exception culturelle, c’est prendre en compte le fait que le commerce culturel ne fonctionne pas comme les autres commerces et que sa survie sur le long terme impose qu’on adopte des dispositifs qui permettent la diversité. – Notez qu’une fois, j’ai exposé cette idée à un ami qui travaillait alors dans le marketing, et il était d’avis que dans tout commerce, la recherche de différences réelles est fondamentale. Peut-être que dans la culture c’est simplement plus fondamental : le marché du savon serait malade s’il n’y avait qu’une marque de savons. Mais l’équilibre se situe dans un nombre limité de savons (je sens que cette comparaison avec les savons n’est pas très éclairante). (Notez, en passant, deux éléments sur ce concept d’« exception culturelle » : initialement, il concerne le cinéma et le théâtre, pas la production de livres. Et son sens a parfois glissé vers un usage plus polémique, l’exception culturelle « française », qui ferait de la culture française une culturelle exceptionnelle. Ce dernier point me paraît si absurde que je ne sais pas quoi en dire.)

Que peut faire une maison d’édition francophone dans le cadre de ce besoin collectif de bibliodiversité ? Avoir une identité forte (qui la distingue des autres). Que cette différence ne soit pas seulement d’enveloppe, mais réelle. Bref : que ces textes soient différents. Il y a nombre de dispositifs à mettre en place pour aller en ce sens. L’indépendance économique (qui se dit en deux sens : indépendance du capital, et relative indépendance à l’égard du marché – bon, ces sont les lectrices et lecteurs qui font vivre une maison, mais le métier d’édition consiste à faire lire aux gens des livres qu’ils ne pensaient pas, initialement lire : on satisfait les besoins implicites, pas explicites.). Aller chercher des autrices et auteurs en dehors de la sociologie relativement homogène de cette population. Ce sur quoi une maison d’édition n’a pas de prise : la politique des libraires, les subventions, la formation initiale des lecteurs et lectrices, la formation initiale des écrivaines et écrivains.

Il serait sans doute fastidieux de faire la liste des bénéfices moraux, politiques, économiques, de la bibliodiversité (et je suppose que cela a déjà été fait par quelqu’un de plus instruit de ces choses que moi). Je retiens pour ma part : veiller à ce que les forges contribuent concrètement à cette bibliodiversité.