Paroles de lecteurs (1) : « Larrons » de François Esperet.
On ne regarde jamais assez les livres. Larrons annonce par sa blancheur, ses huit clous et les grandes parenthèses autour d’un avant-bras tatoué du Christ de Saint Jean de la Croix de sa page de couverture, une aventure mystique profondément charnelle, de lumière, de souffle, de sexe, de sang et de feu, qu’éditent sans hasard Les Editions Aux forges de Vulcain.
L’auteur s’appelle Esperet, le nom tient ses promesses. Larrons est une odyssée moderne dans les méandres de la ville marginale, du Paris Wagram-Oberkampf aux zones périphériques qui courent du 9-3 à la nationale 20 et qu’animent les créatures précieuses et dérisoires, glorieuses et ravagées, des mondes crépusculaires. Leurs vies sont palpitantes, pourries, prostituées, ouvertes, offertes, supprimées, partagées, secrètes, radieuses, misérables, odieuses, bénies, obscènes, justifiées, maudites, par delà le bien et le mal. A chacun des larrons ses crimes, ses choix, ses croix, jusqu’à l’ultime essentiel de celui qui préfèrera l’injure : « Sauve-toi toi-même et nous aussi » placée en exergue de l’ouvrage, à la foi de l’autre qui sera le premier avec le Christ dans le paradis. Le parti-pris final d’espérance est net :
et si je pleure où les éboueurs annoncent à Paris que se lève
/ à cet instant c’est de vivre encore une aube abandonnée du verbe.
Mais dans cet univers des maux, les larrons ne sont jamais seuls sur leur potence. Sur leur fil tendu entre le désir et la mort, avance un orgueil démesuré de courage où leur humanité exacerbée crie leur défi. Les paris sont grand ouverts sur le salut.
Et pourtant ! Aux lecteurs ébahis que nous sommes, leurs orgies gourmandes d’or et d’argent, de luxe et de paresse, de sexe et de came, de haine et d’envie, sont chantées d’un trait sans autre pause que les provocations fulgurantes et sublimes du poète. La vie est là dans toute sa force brutale, sa crudité sensuelle, son avidité jamais assouvie, exigeant toujours de nouveaux festins, jamais repue, impatiente jusqu’à la mort injuste et sale. La beauté des larrons est dans cette quête du fabuleux. L’ordinaire du regard change de camp : leur misère est notre vulgarité, leur noblesse notre blessure. On ne sort en effet pas indemne de leur compagnie. Ils parlent grave dans la légèreté des bulles de Dom Pérignon rosé, éjaculant leurs billets dans les bouches de ceux qu’ils font taire.
rien de gratuit n’existe en ce monde la noblesse et la merde
/ tout s’achète et tout se vend parfois se vole mais voler
Ils réclament le prix fort du meilleur parce qu’ils savent d’avance qu’ils paieront comptant de leur vie la facture douloureuse. La maison des hommes ne fait pas de crédit à leur tempérament. Le risque, comme l’honneur, c’est rubis sur l’ongle.
je suis un voyageur et mon pouvoir et mon argent ne sont attachés
/ qu’à ma vie si tu veux ce qui m’appartient si tu veux m’arrêter
/ tu dois me tuer vas-y tues-moi fais ce que tu as à faire après ça
Leurs femmes de fidélité ont la beauté brisée des piétas miséricordieuses et affligées, les autres maquillées « philistines » assouvissent leurs transes dans les méandres disparates et fébriles de leurs fantasmes de légende ou de leurs érections de pacotille. Ces « beaux étalons
castrés qui raclent le sol de leurs sabots précieux », par nature abandonnés, toujours séparés de chair, irréconciliables, se répandent dans une fécondation virtuelle qui ressemble furieusement à un massacre. Ils fabriquent, dans la jouissance mais sans plaisir, des mères et des filles, des actrices et des putains, ou l’inverse, selon l’humeur, toujours impitoyable.
aux mains d’une reine adultère et d’une princesse émancipée
/ avec leurs amants sinistres les princes nouveaux du royaume
/ elles dilapideront j’étais noieront sans pitié je serai
/ mais souffriront chaque instant de je suis éternel.
On patauge, on se noie dans les combines foireuses des indics, les voyages organisés des dealers et des camés, les parcours banlieusards des voleurs de bagnoles, des braqueurs à la petite semaine et des assassins potentiels en mal d’occasion. Invités malgré nous dans des histoires de famille et d’amour fort aussi, on communie à la même coupe, débordante, de nos illusions. Le sordide côtoie l’ineffable. Le quotidien pue la sueur, la peur, les cigares éteints et l’amour froid des petits matins des chambres louées à l’heure, la vengeance, la poudre aussi, qui traverse les âmes et les corps.
Mélange des « races itinérantes » et des langues, du jour et de la nuit, du homard et de l’œuf mayonnaise, de l’or et de la ferraille, des femmes et des affaires, des flics et des voyous, de la liberté et de l’implacable destin. La glace et le feu de ces enfers ordinaires se croisent en frissons transpirants. Le larron est tout à son contraire. Du Prince de Galles aux campements des autoroutes, les putes sont vierges et les bonheurs non tarifés paraissent enfin accessibles, mais la fête finit toujours dans la brume humide des larmes et du sang, pour quelques pièces d’argent sale en prix du reniement.
Au milieu des bourgeois voyeurs, ils se moquent, les larrons en foire, avec la vigueur insatiable des enfants du mouvement et montrent avec délectation leur cul aux armées de la bienséance, dont ils savent par avance qu’elles ne leur pardonneront rien. Ils attendent cette faiblesse d’un Autre, dont l’humilité infinie s’est abaissée jusqu’à s’entourer d’eux pour leur offrir les portes du ciel à l’heure tragique du doute divin. « Je suis le seul homme au monde ému d’un air aigu de ressemblance ». S’arrêter, c’est mourir. Pas un obstacle dans cette prosodie en vers ne vient arrêter leur course. Un seul point, final. Vous ne les rattraperez pas, ils filent comme les éclairs des balles qu’ils tirent ou qui les cloueront à blanc. Eblouis, ravagés et ravis, vous sortirez à bout de souffle de cet œuvre de jeune prophète. Regardez, lisez et vous verrez la beauté bien au-delà d’elle-même. Et les Larrons enfin d’espérer.
Jean-Pierre Bonthoux
« Paroles de lecteurs » est une série de billets écrits par de simples lecteurs qui n’ont d’autre lien avec les Éditions Aux forges de Vulcain que d’avoir apprécié ou goûté un de leurs ouvrages.
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