Rien de tel que la haine pour souder une famille (4/6)
Les Forges de Vulcain vous proposent, chaque mercredi de l’été, de découvrir un extrait du dernier roman de François Szabowski, « Il n’y a pas de sparadraps pour les blessures du cœur », lu par l’auteur à l’occasion de la soirée du 5 juillet 2013 à la librairie du MK2 Quai de Loire.
Quatrième extrait :
Rien de tel que la haine pour souder une famille
La version audio :
La version texte :
Affaibli comme j’étais par la générosité alcoolique des punks polonais, la marche au bout de quelques pas s’est vite révélée pénible, et j’ai dû m’arrêter, pris de vertiges. J’ai fini heureusement par me faire prendre en stop par le conducteur compréhensif d’un camion-poubelle en transit, qui m’a invité à m’installer sur le marchepied arrière de son camion, et j’ai pu ainsi préserver mes forces et rejoindre sans encombre le quartier de Rose et Edmond. Je restais cependant très amoindri, il était difficile dans ces conditions de garder toute la discrétion voulue, aussi j’ai heurté plusieurs fois les murs et une lampe sur pied avant de parvenir au salon, où j’ai trouvé Rose et Edmond assis sur le canapé face à un documentaire sur les oies sauvages. Edmond, les pantoufles au pied, tenait pour Rose la pelote de son tricot et j’ai bondi devant eux pour leur annoncer la nouvelle et leur montrer que je ne me laissais pas aller, que mes efforts finissaient par porter leurs fruits et que bon an mal an nous allions bien pouvoir réussir à aménager entre nous une forme de cohabitation paisible propice à l’épanouissement de chacun, mais dans mon enthousiasme mon pied en butant contre la table basse a fait chuter le vase sur le tricot de Rose, et celle-ci s’est mise aussitôt à crier comme un putois en agitant les bras. Elle me disait de foutre le camp ! et que ce n’était plus possible, qu’elle en avait assez des parasites et des cochons, et elle continuait à se trémousser sur place, aussi j’ai reflué prudemment vers la cuisine, tandis qu’Edmond paniqué s’était emmêlé dans la pelote de laine en voulant lui venir en aide, et me confirmait d’un geste sec de rester à l’écart. Je me suis assis sur la table de la cuisine, encore sous le choc, et quand après les avoir entendus parler longtemps à voix basse dans le salon Edmond a fini par me rejoindre, le visage ferme, je me suis précipité pour lui dire que ce n’était plus possible. Rose perdait complètement les pédales et il fallait absolument lui donner des calmants, mais il m’a interrompu en m’attrapant par le poignet et, les lèvres tremblantes, m’a dit de me taire et de l’écouter. J’étais un ami, cela allait de soi, mais je ne devais pas oublier que je n’étais pas ici chez moi, et qu’il y avait tout de même des règles à respecter quand on était généreusement accueilli quelque part. Rose et lui avaient passé une vie de labeur, comme je n’en avais pas connu mais que je connaitrais peut-être un jour, et ils avaient le droit lui semblait-il, sur leurs vieux jours, d’aspirer enfin à un peu de calme. Il était urgent que je change de comportement. Autrement, il était au regret de me le dire, la poursuite de notre cohabitation ne serait guère envisageable. C’était diable trop injuste de me faire de tels reproches au moment même où je commençais à sortir la tête de l’eau !, et je me suis mis à balbutier en lui disant qu’on ne pouvait tout de même pas mettre un ami dehors comme ça, mais quand j’ai croisé le regard d’Edmond, un long frisson m’a parcouru, car ce n’était plus là le regard du camarade, un peu paumé, en quête d’amour, que j’avais connu il y a quelques semaines à l’Extérieur Quai : ce que j’avais devant moi, c’était l’œil réprobateur du notable, la pupille inquiète du propriétaire qui trône sur ses terres, le fusil sous le bras, et regarde passer au loin devant sa clôture l’étranger en errance, prêt à lâcher ses chiens. Je comprenais soudain que j’avais été trompé, bafoué, que ses larmoyantes déclarations d’amitié n’étaient que poudre aux yeux, et que j’étais sur le point peut-être d’être mis à la rue. Aussi, animé d’une calme et juste colère, j’ai changé mon angle d’attaque et, levant vers lui un regard éploré, j’ai posé une main tremblante sur son épaule en lui disant que j’avais bien compris que le spectacle d’un jeune homme en pleine possession de ses moyens était difficile à supporter pour un couple miné par la maladie, et finalement si proche maintenant de la mort, et qu’il fallait que je quitte l’appartement au plus vite si je ne voulais pas, par ces régulières contrariétés, hâter leur marche inéluctable vers le tombeau. Mais pour cela, malheureusement, j’avais besoin d’une petite avance ou d’une sorte de prêt, car les recherches de logement avaient un coût et il y avait ces éternelles cautions mais Edmond m’a interrompu en secouant la tête de droite et de gauche, et m’a dit que c’était hors de question. Il ne fallait tout de même pas que j’exagère ! J’étais déjà hébergé à titre gracieux, et il était temps à mon âge que je cesse de vivre comme un assisté et que je prenne enfin mes responsabilités. J’ai hoché la tête d’un air coupable et, tout en détournant le regard vers le réfrigérateur qui vrombissait dans le silence de la nuit, je lui ai dit que j’avais conscience que d’une certaine façon j’étais un vaurien, mais qu’il ne fallait pas me juger trop vite parce que les êtres humains étaient plus complexes qu’on ne le croyait, et que si j’étais comme ça, c’était parce que la vie n’avait fait que me piétiner et qu’en réalité je n’étais ni plus ni moins qu’un écorché de l’existence. Mes parents étaient morts en bas âge, je ne les avais pas connus et ils n’avaient donc pas pu m’apporter non seulement l’amour, mais aussi l’éducation et pour ne pas dire le dressage dont tout enfant a besoin pour affronter la vie en homme droit. J’avais dû pour en arriver là où j’étais aujourd’hui me battre sans arrêt, louvoyer les poings serrés et toutes griffes dehors, pour remporter de piètres victoires qui ne m’avaient laissé qu’une tiraillante honte au ventre et un sentiment lancinant de culpabilité qui me rongeait comme un chancre. Je suffoquais sous les sanglots après ma confession, le bras d’Edmond a légèrement tressailli, et il m’a dit d’une voix plus douce que malheureusement concernant le prêt que je lui demandais il ne pouvait pas faire grand-chose, car Rose à son retour avait posé comme condition la réquisition de sa pension. Pour lui-même il n’avait presque plus rien, mais… il était persuadé que j’allais m’en sortir, et il était heureux en tout cas d’entendre, quels que soient les mots maladroits que j’avais employés, que j’avais conscience de la gêne que j’occasionnais et que j’avais pris la saine décision de voler enfin de mes propres ailes. Il s’est éloigné un instant dans l’entrée, et quand il est revenu dans la cuisine j’ai suffoqué d’indignation en le voyant me tendre un malheureux billet de 20 euros. Il m’a dit que c’était tout ce qu’il pouvait me donner et je devais déjà m’estimer heureux, mais j’ai trouvé qu’il dépassait vraiment les bornes, aussi, après avoir empoché son aumône, j’ai saisi la poêle à frire pour l’abattre sur la table de la cuisine, et je lui ai dit que ce dont un homme en détresse avait besoin, ce n’étaient pas de belles paroles mais d’une aide concrète !, et mes mots ont indéniablement dépassé ma pensée quand j’ai ajouté, la rage aux lèvres et tout en couvrant le visage d’Edmond de postillons amers, qu’il était simplement une ordure tandis que sa femme n’était ni plus ni moins qu’une traînée sans cœur qui avait abusé de mes services sexuels dans le dos de son mari qui pendant ce temps-là dormait dans la crasse, et qu’elle avait beau jeu de donner des leçons de morale après avoir tant joui sous mon corps. Edmond visiblement n’était pas prêt à entendre un tel discours et, le visage cramoisi, il s’est emparé du micro-ondes qui était posé sur le frigo et l’a brandi en vacillant au-dessus de sa tête, se mettant proprement à hurler en me disant de foutre le camp et que je n’avais pas intérêt à remettre les pieds ici. J’étais moi aussi plein de haine, et, pas impressionné pour un sou, j’ai repris la poêle à frire sur la table de la cuisine et j’ai levé le bras pour lui assener un coup de poêle, mais cette dernière, tout en s’abattant sur le crâne d’Edmond, a aussi heurté l’appareil électroménager dresse juste au-dessus, dont la porte vitrée a aussitôt volé en éclats tandis qu’Edmond sonné s’affalait sur le sol. Le vacarme était déjà assourdissant, mais Edmond a cru bon d’ajouter sa note personnelle en poussant un cri de belette, quand le micro-ondes en chutant avec lui a atterri sur ses tibias. La fracture était franche, effectivement, Rose a alors accouru, et en voyant son mari en sang étalé sur le lino au milieu des éclats de verre, elle s’est mise à son tour à glapir dans les aigus. Cela commençait à faire beaucoup de vacarme, aussi, considérant que c’était mon devoir de gentleman de ne pas m’attarder davantage parmi cette ménagerie, j’ai filé au salon attraper ma valise et j’ai quitté l’appartement sans plus tarder.
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